Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
Depuis quelques années, la qualité des œuvres télévisées ne cesse de s’améliorer, aux dépens de leur longévité. Or, les séries-fleuves – appelons-les maxi-séries en clin d’œil à leur “rivales”, les mini-séries – ont leurs mérites, autant pour les spectateurs que les créateurs et les plateformes. Alors pourquoi disparaissent-elles peu à peu de nos écrans ?
La série phénomène de l’été dernier aux États-Unis ? Suits, un drame juridique diffusé entre 2011 et 2019 qui n’a jamais fait les gros titres… Sauf quand l’une des ses anciennes stars, Meghan Markle, est devenue duchesse de Sussex. La raison de ce succès-surprise en différé est son acquisition par Netflix qui s’empresse de la mettre en avant. Que ce soit par curiosité, paresse, ou un appétit pour les blue sky dramas des années 2010 (ces séries sans prise de tête où il fait toujours beau), les abonnés se sont laissés tentés. Suits est propulsé dans le Top 10 de la plateforme. L’un des atouts majeurs de cette série, certes réussie, mais sans prétention : ses 134 épisodes de 42 minutes sur 9 saisons. Suits n’est pas juste une série, c’est une maxi-série.
Au même titre que Supernatural, Gilmore Girls ou The Big Bang Theory, elle a le potentiel de nous occuper pendant des mois – même en binge watching. Ces séries-fleuve présentent des intrigues à rebondissements, des personnages tertiaires récurrents, et des inside jokes mentionnées deux saisons plus tard comme pour signifier « Vous êtes toujours là ? ». On peut les prendre en cours de route ou sauter des épisodes (notamment pour les procedurals), sans être perdus. Pendant le COVID, ces feuilletons ont été notre planche de salut : en mode choral (Friends, Grey’s Anatomy), sériephile (The Sopranos, Le Bureau des légendes), ou immersion culturelle (Gomorrah, Elite).
Quatre ans plus tard, nous continuons de consommer certaines œuvres « en bruit de fond », comme l’explique Kyle Chayka dans le New Yorker. Les maxi-séries font donc toujours partie de notre quotidien. Le problème étant… elles sont en voie d’extinction. Certaines sont encore en vie (merci The Good Doctor !) et plus vigoureuses que jamais (la franchise NCIS vient de lancer le volet Sydney en 2023). Mais, de façon générale, pour citer le critique Josef Adalian : « La norme est désormais 10 épisodes par saison, contre 13 avant, contre 22 avant ». Comment en est-on arrivés là ?
un format vintage, normé et attachant
On remarque vite que la plupart des maxi-séries citées datent pour la plupart des années 1990-2000. La nostalgie joue un rôle, mais cela n’explique pas pourquoi Seinfeld et Le Prince de Bel-Air font un carton auprès de la génération Z. Les courageux qui se lancent dans un visionnage-fleuve sont récompensés par des relations parasociales. Les héros et héroïnes évoluent ou grandissent à la même vitesse qu’eux (c’est flagrant dans les séries ado vintage à diffusion hebdomadaire) et font oublier, pour un temps, la solitude moderne et l’hyper-sollicitation des réseaux sociaux. Ces fresques sont attachantes, mais pas addictives. Et quand il s’agit d’un rewatch, elles offrent la dose parfaite de relaxation intellectuelle et d’engagement émotionnel.
La deuxième chose que l’on remarque, c’est que les maxi-séries sont à l’origine une spécialité américaine. Au Royaume-Uni par exemple, les saisons ont toujours été brèves (si l’on met de côté l’ovni Dr Who et ses 15 saisons). The Office UK affiche 2×7 soit 14 épisodes, tandis que son remake The Office US franchit la barre des 200 épisodes (la saison la plus longue en compte 28). Cette exception culturelle made in USA tient au fait que la majorité des maxi-séries sont issues de l’ère où les networks américains dominaient le paysage audiovisuel, il y a trente ans de cela.
À l’époque, la narration était adaptée à un calendrier standardisé de 22 épisodes par saison, soit environ un par semaine de septembre à juin. La saison des pilotes était un rituel incontournable, là où étaient plantées les graines des maxi-séries du futur. Une fois le feu vert reçu, les scénaristes étaient encouragés à travailler à flux tendu pour que chaque épisode arrive à temps, tout en ralentissant la progression de l’histoire via des détours et autres temps morts (bottle episodes !). L’astuce classique pour faire durer le plaisir est le will-they-won’t day romantique (Leslie et Ben dans Parks & Rec). Plus casse-cou, la série à mystères Lost a ajouté à la dernière minute des blocs de rebondissements à une tour Jenga narrative déjà vacillante, tandis qu’un hélicoptère dans Urgences a amputé vous-savez-qui (c’est le concept du jump the shark).
En théorie, ce type de storytelling dilué vise autant la quantité que la qualité. Un compromis idéal pour les fans ainsi que pour la production. Les maxi-séries de networks sont synonymes de conditions de travail, certes éreintantes, mais stables. Ce sont les CDI du monde télévisé. Elles permettent d’apprendre sur le tas, de faire des erreurs, de construire une carrière et une communauté. Comme l’a expliqué Matthew Perry, sur le tournage de Friends il avait des jours avec et des jours sans, mais ses partenaires l’ont soutenu. C’est aussi grâce aux residuals (royalties) que les artistes sont rémunérés post-tournage, au gré des rediffusions. Les acteurs de Modern Family (250 épisodes), par exemple, auraient pu prendre leur retraite après le final.
le virage vers les sÉries d’auteur et l’ascension du streaming
Au-delà des économies d’échelle, tenir sur la durée est une stratégie payante pour les networks à l’époque. D’une part, cela rassure les annonceurs. D’autre part, atteindre 100 épisodes est le sésame qui donne accès à la syndication, c’est-à-dire la vente des droits de diffusion à des télés locales. La série devient alors très rentable. Cependant, ce modèle a moins d’intérêt pour les chaînes du câble qui arrivent en force au début des années 2000 – HBO, AMC, Showtime -, puisqu’elles fonctionnent par abonnement. Leur philosophie est de donner carte blanche à un auteur de talent sur plusieurs années, sans attentes strictes de productivité. Voilà comment Mad Men et Breaking Bad livrent leurs dernières saisons en deux volets. Tenir le niveau élevé de la série de prestige saison après saison étant mission impossible (voir The Walking Dead ou The Crown), la durée moyenne se met à rétrécir (environ 9-10 épisodes).
Dans la lignée, les premières séries originales signées Netflix visaient aussi la longévité. Le fait que House of Cards et Orange Is the New Black comptent 6 et 7 saisons était un signe de vitalité et de légitimité pour la plateforme. Elles avaient beau ne pas être diffusées traditionnellement, ces œuvres avaient trouvé leur place dans le panthéon télévisé. Mais continuer à ce rythme aurait été ruineux. Ce n’est pas un hasard si la mini-série est le genre du moment. À moins d’y consacrer un budget faramineux (WandaVision, Masters of the Air), le format coûte moins cher, attire les stars de cinéma et élimine le risque de subir les foudres des fans pour cause d’annulation. Parlons, justement, du sujet qui fâche. Afin d’attirer des abonnés, les plateformes misent sur la tactique du « throw spaghetti at the wall and see what sticks » (faire plein d’essais). Les premières saisons distribuées d’un coup sont ainsi devenues des pilotes qui doivent faire leurs preuves pour être renouvelées. Or cette frénésie de variété est incompatible avec les maxi-séries, d’où un déclin inévitable ?
Peut-être pas ! Revenons-en au succès de Suits. Pour citer Alan Sepinwall dans Rolling Stone : « C’est le type de séries que Netflix se refuse à produire alors que leurs abonnés en sont friands ». Son succès prouve en effet que les plateformes ont intérêt à investir dans la nouveauté, mais aussi dans la longévité. Comme l’explique Will Gorfein, CEO de Peerlogix, les œuvres-fleuve de bonne qualité possèdent un binge factor qui en font des commodités précieuses pour ne pas perdre d’abonnés. C’est le nerf de la guerre. Alors maintenant que nous entrons dans une nouvelle phase de l’industrie télévisée après une certaine surchauffe, serait-il temps d’oublier les lièvres et de redonner leurs chances aux tortues ?