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Par Laurence Herszberg, directrice générale de Séries Mania et Pierre Ziemniak, chef de projet pour Séries Mania

Tribune parue dans Le Monde, le 21 novembre 2020.

Elle est à la télévision ce que la petite robe noire est au vestiaire féminin : pratique, passe-par-tout, la série policière constitue un totem du petit écran, née avec lui et appréciée sur tous les continents pour son efficacité dramatique. Un épisode de série policière dite « procédurale », c’est en effet l’assurance d’un mystère, d’une enquête et d’un dénouement amené par une équipe de professionnels de la loi en moins d’une heure. Plus rapidement assimilable que son équivalent littéraire, ce cocktail de fausses pistes, de sueur et de sang maintient régulièrement les téléspectateurs en haleine depuis des décennies, sans avoir à faire évoluer sa formule en profondeur, et – vertu suprême pour les chaînes privées – se prête volontiers aux coupures publicitaires. On comprend aisément, avec de tels attributs, que le genre se soit érigé en rendez-vous incontournable du médium télévisuel, jusqu’à incarner dans l’imaginaire collectif une certaine idée de l’institution qu’il met en scène, des équipes de terrain jusqu’aux hauts gradés.

Les séries policières sont aujourd’hui convoquées sur le banc des accusés. Qu’est-il arrivé pour que le miroir se brise ?

C’est pourtant ce lien entre les forces de l’ordre et leur représentation sérielle qui est aujourd’hui sous le feu des critiques aux Etats-Unis, où le racisme systémique et la répression brutale des manifestations consécutives ont éclaté à la face du monde en cette année électorale. Dans ce climat délétère, exacerbé par le locataire de la Maison Blanche qui martèle ses rappels à l’ordre sur Twitter en citant involontairement le titre original de la série New York, police judiciaire (« LAW AND ORDER ! »), c’est à une véritable crise de la représentation que nous assistons en direct : alors qu’elles se voulaient le reflet divertissant d’un corps de métier propice à la fiction, les séries policières sont aujourd’hui convoquées sur le banc des accusés. Qu’est-il arrivé pour que le miroir se brise ?

New York, police judiciaire

Les griefs sont nombreux. Enumérés dans un rapport de l’organisation américaine de défense des droits civils Color of Change en janvier, et repris par tout un pan de la critique outre-Atlantique, ils concernent, pêle-mêle : le fait que les manquements au règlement commis par des personnages policiers soient régulièrement minimisés par leur hiérarchie ; la justification quasi systématique de l’usage de la force dans les séries ; le faible nombre de victimes noires dans les enquêtes montrées à l’écran ; sans compter l’unicité du point de vue qui se focalise sur les agents de la loi, au centre des intrigues épisode après épisode et saison après saison, fussent-ils borderline, violents, voire ouvertement racistes.

LA FRANCE ÉCHAPPE À CES VIFS DÉBATS

Autant de représentations aujourd’hui mises en cause, à l’heure du meurtre de George Floyd et des graves bavures filmées en direct par des civils. Soupçonnées d’avoir normalisé ces comportements, les séries incriminées sont elles-mêmes nombreuses, depuis le NYPD Blue des années 1990 mené par le sergent Andy Sipowicz, alcoolique et raciste, jusqu’à New York, unité spéciale et la brutalité de son inspecteur Elliot Stabler. Même la comédie Brooklyn Nine-Nine n’échappe pas aux feux de la critique : à force de représenter ses agents de la loi sous un jour sympathique, elle est accusée de « copaganda », c’est-à-dire de propagande policière ! Et c’est sans compter toutes les séries du câble américain, affranchies de la censure des chaînes hertziennes et coutumières des méthodes extrêmes, dont l’inspecteur Vic Mackey, de The ShieldBrigade de choc »), et le marshal Raylan Givens, de Justified, comptent parmi les plus illustres représentants de ces vingt dernières années.

les récits policiers puisent leurs forces depuis leur naissance dans cette zone grise où se distordent les frontières de la légalité

Une autre grille de lecture est toutefois possible, à condition de rappeler une évidence : morale et fiction sont deux notions distinctes. Qu’ils prennent une forme littéraire sous la plume de Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou plus récemment James Ellroy, ou qu’ils trouvent dans le genre du film noir un écrin pour leurs pulsions, les récits policiers puisent leurs forces depuis leur naissance dans cette zone grise où se distordent les frontières de la légalité ; c’est à la lumière de cette longue tradition qu’il faut lire notre fascination pour des personnages d’enquêteurs sériels marginaux, voire déviants. Qui serait intéressé par les tribulations d’un Dexter qui renoncerait à être tueur en série justicier sous sa couverture de policier ?

L’origine du malaise est d’une autre nature, et on aurait tort de la balayer d’un revers de main : les liens entre fiction sérielle et institution policière aux Etats-Unis sont bien réels, puissants et historiques. La pionnière Dragnet, dans les années 1950, a ainsi durablement marqué le genre : afin d’avoir accès à des lieux de tournage à Los Angeles ainsi qu’à du matériel des forces de l’ordre, son créateur et acteur principal, Jack Webb, accorda à la police locale un droit de veto sur ses scénarios. Si les relations entre industrie du divertissement et représentants de la loi sont aujourd’hui si soutenues à Hollywood, c’est en raison de ce pacte originel transformé en union sacrée : tout en autorisant scénaristes, réalisateurs et producteurs à vanter régulièrement le « réalisme » de leurs séries, elle légitime en sourdine le fonctionnement de l’institution policière dans son ensemble – y compris en justifiant ses dérives à l’écran.

Dragnet

Il peut paraître étonnant que la France n’ait pas été atteinte par ces vifs débats sur la responsabilité de la fiction télévisée : elle est aussi, après tout, en proie à des tensions entre société civile et forces de l’ordre, tout en comptant une grande majorité de séries policières dans sa production audiovisuelle. Comment expliquer que nos Alex Hugo, Commissaire Magellan, Léo Mattéï et autres enquêteurs nationaux ne fassent pas eux aussi l’objet de discussions passionnées sur les liens entre le maintien de l’ordre et sa représentation sérielle ? Aurions-nous inconsciemment une lecture plus distanciée de ces œuvres, systématiquement considérées comme de purs divertissements ? Ou s’agit-il, de manière plus générale, d’un autre rapport culturel et sociétal à la loi et à celles et ceux chargés de l’appliquer ?

UN ESPACE, D’AUTRES POINTS DE VUE

Sans doute ces paramètres ont-ils leur importance, mais s’y ajoute un autre
aspect saillant de nos fictions policières : une focalisation sur des personnages atypiques. Définis en premier lieu par ce qui les distingue dans leur environnement de travail, qu’il s’agisse d’un handicap, de leurs manies, voire de leur excentricité revendiquée, nos enquêteurs en séries sont d’une tout autre nature que leurs collègues d’outre-Atlantique : si Candice Renoir tente de trouver l’équilibre entre sa vie de mère et son métier de commandante, si Caïn est contraint de travailler en fauteuil roulant, si Cherif projette sur son quotidien ses références sériephiles et si César Wagner se débat avec son hypocondrie, c’est parce que ces quelques caractéristiques suffisent pour en faire des personnages de fiction – les séries dont ils sont les têtes d’affiche n’ont d’ailleurs pas pour ambition d’interroger l’institution à laquelle ils se rattachent, ni la société dans laquelle ils évoluent.

Comment, dès lors, renouveler un exercice vieux comme la télévision et aux ficelles passablement usées ?

Les populaires Corinne Masiero en Capitaine Marleau et Eric Cantona dans Le Voyageur, dans la plus pure tradition des « grandes gueules » où l’interprète tend à se confondre avec son alter ego fictionnel, incarnent de ce point de vue une certaine quintessence du genre à la française : des personnages solitaires et décalés enquêtant en marge de leur hiérarchie – loin, très loin des débats américains sur le réalisme et la violence des séries policières.

Comment, dès lors, renouveler un exercice vieux comme la télévision et
aux ficelles passablement usées ? En accordant de la place à d’autres points de vue : celui des victimes, des médias, des pouvoirs publics, bref, à une pluralité de voix permettant d’inscrire la criminalité dans un contexte, exercice dont The Wire est devenu l’étalon absolu depuis sa création par David Simon, au début des années 2000. Mais il s’agit là, à l’instar d’Engrenages en France, d’une série diffusée sur une chaîne payante, s’adressant par définition à une niche de spectateurs.

The Wire

Les innovations spécifiques aux séries destinées au grand public sont à chercher chez certains de nos voisins européens : en Scandinavie, dont la vague « Nordic noir » et son approche mélancolique du réalisme social ne cessent de faire des émules depuis les essentiels The Killing et Bron ; au Royaume-Uni, bien sûr, à qui on ne fait plus la leçon en matière de séries policières, et dont des productions telles que Line of Duty n’hésitent pas à regarder en face la corruption au sein des forces de l’ordre par le biais d’enquêtes internes.

Qu’il nous soit enfin permis de citer ici deux exemples plus récents : deux mini-séries qui, si elles n’adoptent pas la formule « procédurale » classique, n’en sont pas moins riches d’enseignements sur les manières de réconcilier efficacité dramatique et intelligence du réel. La première d’entre elles est Unbelievable (Netflix), qui met en scène deux policières confrontées au manque d’écoute de leur hiérarchie et forcées d’enquêter seules sur une série de viols, au plus près des victimes. La seconde est Laëtitia (France 2), plongée dans un contexte social insoutenable pour comprendre la terrible disparition d’une jeune fille. Deux fictions inspirées de faits divers tragiques ; deux séries qui ont l’immense mérite de descendre les enquêteurs de leur piédestal épisode après épisode pour les mettre à la hauteur de leurs spectateurs.