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Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

Si la saison des pilotes a longtemps symbolisé le grand mercato de l’industrie télévisée, son importance a diminué depuis l’ascension des plateformes et du binge watching. Il est donc temps de disséquer le pilote de série, cette espèce en voie de disparition…

Nous sommes au café Central Perk et Joey, Monica, Phoebe et Chandler parlent de tout et de rien sur le canapé orange. Ils sont rejoints par Ross, puis Rachel dans sa robe de mariée. Vous êtes devant le pilote de la série Friends Like Us et les rôles principaux sont tenus par Craig Bierko, Nancy McKeon, Tea Leoni… Wait, what?

Si quelque chose cloche ici, c’est parce que nous décrivons une réalité alternative dans laquelle la sitcom culte aurait eu une identité très différente. Comme l’ont révélé les créateurs de Friends (qui n’est, donc, pas le titre envisagé au départ), au moment de composer le casting pour tourner le pilote les responsables des programmes à NBC sont engagés dans un jeu de chaises musicales financier stressant. Jennifer Aniston et Matthew Perry sont, en effet, déjà embauchés par d’autres networks sur des comédies qui seraient tombées dans l’oubli si ce n’était pour l’anecdote (Muddling Through et LAX 2194). À cause de leurs obligations contractuelles, ils rejoignent la distribution de Friends en « seconde position ». Un choix risqué, car il serait ruineux de remanier l’attribution des rôles de Rachel et Chandler une fois le pilote dans la boîte. Heureusement, les deux projets faisant obstacle sont annulés. Tout est bien qui commence bien : les acteurs qui nous sont familiers sont en place pour créer cette alchimie particulière.

Anatomie de la saison des pilotes

Les secrets de fabrication de Friends sont passionnants par ce qu’ils révèlent sur les coulisses du fonctionnement de la pilot season, cette bourse aux séries façon Hunger Games qui a lieu tous les ans à Los Angeles entre janvier et mai. Les pilotes – qui font office de premier épisode test avant de valider la production d’une œuvre – s’y bousculent. Dans le système traditionnel, les networks font la pluie et le beau temps sur les séries commandées (series orders). Certes, les choses ont changé depuis, mais revenons un moment sur la confection des pilotes « à l’ancienne ». Plusieurs centaines de scénarios sont considérés, mais seulement quelques douzaines de pilotes sont produits (pour un coût de 2 à 30 millions de dollars). Parmi eux, environ un tiers sont développés en séries. Il y a dix ans de cela, on comptait 98 nouvelles séries programmées par l’ensemble des grandes chaînes américaines (NBC, CBS, ABC, Fox et The CW – feu WB). Ce chiffre n’a, depuis, fait que baisser.

Ce n’est pas forcément un signe de médiocrité, car la saison des pilotes c’est une compétition intense, des enjeux économiques colossaux, un calendrier à flux tendu et des créatifs caractériels.

Parmi les rescapés de la promo 1994, Friends est en excellente compagnie avec Urgences, La Vie à cinq, Chicago Hope et Angela, 15 ans. Life on Mars n’est pas aussi chanceux cette année-là : malgré l’implication de Bob Odenkirk (Better Call Saul) en tant que star et showrunner, ce projet destiné à HBO ne reçoit pas le feu vert. Ce n’est pas forcément un signe de médiocrité, car la saison des pilotes c’est une compétition intense, des enjeux économiques colossaux (500 millions de dollars injectés dans le business de l’entertainment selon le LA Times), un calendrier à flux tendu et des créatifs caractériels. Comme on l’a vu, le casse-tête du casting peut avoir des conséquences coûteuses. Voilà comment on en arrive à avoir un rôle tenu par un acteur dans le pilote, puis par un autre dans l’épisode suivant. Le spectateur n’est pas dupe, mais les producteurs sont prêts à tout pour faire des économies.

Atterrissages manqués

Dans certains cas, ce tour de passe-passe n’est pas suffisant pour sauver un pilote qui se dirige vers le crash. Cela peut paraître surprenant a posteriori, mais la saga Game of Thrones a eu une genèse douloureuse. La fabrication de sa première ébauche fut tellement cauchemardesque que l’épisode ne fut jamais diffusé par HBO. Pour citer Harry Lloyd (Viserys Targaryen) : « Nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir faire une répétition générale valant 10 millions de dollars ». Parmi les changements qui font désormais partie du mythe GoT : le remplacement de Tamzin Merchant par Emilia Clarke (Daenerys Targaryen) et celui de Jennifer Ehle par Michelle Fairley (Catelyn Stark).

Emilia Clarke dans Game of Thrones

Le meilleur moyen de confirmer si un pilote fonctionne reste la projection test devant un public trié sur le volet. Pour reprendre l’expression de Warren Littlefield, président de NBC au moment du développement de Friends : son taux d’approbation est « faiblement élevé » (high weak). Ce qui n’empêche pas la sitcom de prospérer pendant dix saisons. Pendant ce temps-là, les fantômes des séries qui n’ont pas eu la même opportunité hantent le cimetière des pilotes rejetés. Deux podcast sont consacrés à cet angle mort de la pop culture : Dead Pilots Society et Canceled Too Soon.

Le virage straight-to-series

Que reste-t-il des pilotes depuis que le règne des networks a été remplacé par l’empire des plateformes ? Les chiffres parlent d’eux-même : alors que la barre des plus de 500 séries scriptées par an vient d’être franchie, seulement 35 pilotes de networks ont transformé l’essai en 2022. L’impact du COVID seul ne saurait expliquer ce ralentissement. Le principal responsable ? Le binge watching. En effet, les plateformes comme Netflix et Prime ayant tendance à sortir les saisons en intégralité, le concept du pilote est menacé. À la place, ces compagnies passent commande straight-to-series et la saison 1 devient l’étalon pour mesurer la viabilité d’une œuvre. En conséquence, les annulations précoces se multiplient (Drôle, Cowboy Bebop), mais cela fait partie des règles du jeu de la Peak TV : les spectateurs ont accès à plus de contenus, sans garantie de longévité pour leurs favoris.

Drôle (c) Mika Cotellon – Netflix

Alors, quelle est la meilleure façon de procéder ? Là où les deux approches pilot season et straight-to-series divergent le plus est sur l’aspect financier. Du point de vue des networks, les pilotes évitent de gaspiller de l’argent. Mais il faut parier encore et encore avant de toucher le jackpot. À l’inverse, selon le CEO de Netflix, Ted Sarandos, commissionner une saison d’un coup permet non seulement aux showrunners de gagner en confort et liberté créative, mais aussi aux productions de rester rentables. « Le risque est très faible […] Plutôt que de tourner 20 pilotes dont un seul aboutirait, je préfère me retrouver avec 20 heures de programmes que les gens peuvent regarder ». Il ajoute que commander la série directement attire le haut du panier des talents disponibles (d’autant plus que les services de streaming produisent désormais davantage d’œuvres originales que les chaînes linéaires ou le câble).

Ainsi, c’est l’ensemble de la filière audiovisuelle qui est affectée, au point que même les networks s’y mettent pour rester compétitifs ! Sur le straight-to-series, ils jouent cependant la carte de la sécurité en privilégiant des noms prestigieux : Steven Spielberg (Terra Nova) et David E. Kelley (Big Sky), avec des résultats mitigés. Quant à la pilot season, elle n’a pas dit son dernier mot, mais elle s’est relaxée avec l’introduction des projets off-cycle (développés dès qu’ils sont prêts). Les listes de type « les meilleurs pilotes de tous les temps » ne sont donc pas près de disparaître. Mais au final, ce qui compte vraiment, ce n’est pas tant comment on en arrive là, plutôt que la magie qui transforme un petit bout d’idée en une grande série…

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