Par Laurence Herszberg, directrice générale de Séries Mania et Pierre Ziemniak, chef de projet pour Séries Mania
Tribune parue dans Le Monde, le 6 juin 2021.
C’est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Celui où les séries destinées aux adolescents s’arrêtaient au stade des préliminaires. Celui où le jeune public français, biberonné aux anglo-saxonnes Angela 15 ans, Beverly Hills 90210 et autres Dawson, devait se contenter de leurs visions très pudiques des mœurs de la jeunesse occidentale. Celui où le moindre coming out homosexuel ou bisexuel à l’écran – sans même parler de la transidentité – relevait de l’exploit dans des univers hétéronormés. Celui, enfin, où des personnages de lycéens étaient régulièrement interprétés par des comédiens plus âgés, ultime pied de nez à un réalisme banni des écrans.
En 2021, à l’heure de Sex Education (Netflix), c’est la focalisation sur la sexualité qui caractérise nombre de “teen dramas”
Le chemin parcouru depuis est immense. En 2021, à l’heure de Sex Education (Netflix), c’est la focalisation sur la sexualité qui caractérise nombre de “teen dramas”, prenant le pas sur les thèmes traditionnels de ce genre sériel qu’étaient la vie lycéenne ou les relations entre parents et adolescents. De quoi s’interroger sur l’articulation entre cette révolution à l’écran et les évolutions sociétales contemporaines : ces nouvelles séries sont-elles un reflet de transformations profondes de leur public, ou proposent-elles au contraire un modèle d’émancipation pour ce dernier ? Entre les adolescents à l’écran et spectateurs du même âge, où sont les véritables “influenceurs”, pour employer un terme consacré ?
On peut dater les débuts de ce réchauffement cathodique à l’année 2007, au moment où la chaîne britannique E4 met à l’antenne Skins (disponible en France sur Netflix). La série doit sa force à une union peu commune : celle entre un père (Bryan Elsley) et son fils de 20 ans (Jamie Brittain), entourés d’un groupe de consultants adolescents veillant à ce que la réalité de leur vie s’exprime à l’écran. Le résultat est frappant : Skins met la sexualité au cœur des relations amicales et amoureuses de ses protagonistes, ne reculant devant aucune scène autrefois reléguée au hors-champ, de la perte de la virginité aux expériences sexuelles sous drogues. Le parfum de scandale se transforme en vent de panique quand la presse s’affole des “Skins parties”, soirées de débauche organisées par des jeunes supposément influencés par la série – sans que l’on sache bien qui copie qui.
Il a fallu attendre la norvégienne Skam pour que ce nouveau regard sur l’adolescence franchisse une étape décisive. Créée pour le service public NRK en 2015 par Julie Andem, elle explose les records d’audience grâce à son traitement réaliste de sujets au centre des préoccupations lycéennes. Noora, protagoniste principale de la deuxième saison, doit ainsi faire face à un chantage sexuel quand on la menace de dévoiler ses photos intimes prises à son insu. Quant à Isak, au centre du troisième opus, c’est l’acceptation progressive de son homosexualité que la série explore avec justesse. Succès international, Skam est un tournant : adaptée dans pas moins de sept pays (dont la France, sur France.tv Slash), elle symbolise aujourd’hui l’importance de ce segment du public pour nombre de diffuseurs qui se sont engouffrés dans la brèche. Il fallait voir l’émeute lors de la venue des interprètes de la version française à Séries Mania en 2019 !
On mesure, dès lors, l’importance que revêt l’enjeu de la représentation juste et fidèle des adolescents d’aujourd’hui : l’heure est à l’acceptation de la diversité et à la remise en question des schémas sexuels et sentimentaux qui balisaient ces séries par le passé. Les chaînes câblées l’ont bien compris. En France, c’est la voie empruntée par Les Grands de Vianney Lebasque et Joris Morio (OCS, depuis 2016), portrait à fleur de peau d’un groupe de collégiens de banlieue : sans être aussi osée que ses cousines anglo-saxonnes, elle s’impose néanmoins comme une des meilleures en France sur ce créneau. Outre-Atlantique, c’est HBO qui dégaine à un an d’écart Euphoria (2019, sur OCS en France) et We Are Who We Are (2020, en partenariat avec Sky Atlantic, sur StarzPlay en France). Si la première ne déborde pas le cadre classique d’un lycée américain, ses personnages évoluent dans un fascinant mélange de stupre et de mal-être identitaire, suscitant l’indignation de la très conservatrice association Parents Television Council. Quant à la seconde, chronique de l’amitié entre deux jeunes vivant sur une base militaire américaine en Italie, entre quatre cent coups et introspection sexuelle, elle confirme la tendance : les récits initiatiques sur la sexualité adolescente sont devenus un genre en soi.
si les productions pour adolescents ont déplacé leurs intrigues vers la sphère intime, l’individualisation de la “consommation” de séries n’y est sans doute pas étrangère
Il y a de quoi être autant enthousiasmé qu’intrigué par cette évolution fulgurante. Si le voile d’hypocrisie s’est déchiré depuis une quinzaine d’années, c’est pour faire gagner en visibilité des minorités sexuelles auxquelles nombre de jeunes peuvent désormais s’identifier. L’émergence de personnages d’adolescents transgenres dans des rôles de premier plan – Euphoria et Skam peuvent en témoigner – constitue en cela une forme d’aboutissement, en ce qu’elle sensibilise le public de ces oeuvres à la diversité des parcours de vie et aux défis qu’ont à affronter ces personnes au quotidien. On peut néanmoins s’interroger sur l’intérêt soudain de grands groupes de médias à prendre fait et cause pour ces combats, là où leur attitude passée tenait bien plus de la surdité sur ces questions. A quel moment les enjeux de représentation se transforment-ils en cahier des charges ? Où s’arrête la démarche inclusive et où commence le calcul opportuniste ?
Sans doute faut-il rappeler que les fictions télévisuelles se découvraient autrefois en famille, alors que ces séries sont aujourd’hui mises à disposition sur les plateformes numériques plébiscitées par le jeune public : si les productions pour adolescents ont déplacé leurs intrigues vers la sphère intime, l’individualisation de la “consommation” de séries n’y est sans doute pas étrangère.
Que les censeurs de tous poils se rassurent cependant. Malgré ces torrents de luxure, Santé Publique France est formelle : l’âge du premier rapport sexuel est stable en France depuis une dizaine d’années, s’établissant respectivement à 17,6 ans pour les filles et 17 ans pour les garçons.