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Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

Les ambitieuses séries For All Mankind, The Man in the High Castle et The Plot Against America, qui ont toutes pour point de départ la question « et si ?… », font bifurquer la mémoire collective pour mieux nous faire réfléchir sur le présent.

Imaginez un monde où un événement charnière révolu se déroulait autrement : et si les nazis n’avaient pas perdu la guerre, et si JFK n’avait pas été assassiné, et si Hillary avait été victorieuse ? Voilà les points de divergence qui ont respectivement inspiré les séries The Man in the High Castle (sur Prime Video), 22.11.63 (sur Canal+, qui mêle uchronie et voyage dans le temps) et Rodham (en développement). Aussi appelé alternate history en anglais, ce genre télévisé qui puise ses codes dans la littérature de science-fiction est très prisé en ce moment. Preuve en est le buzz qui accompagne « la meilleure série que vous ne regardez pas » : For All Mankind, dont déjà trois saisons sont disponibles sur Apple TV+. Mais qu’est-ce que l’uchronie, exactement ?

For All Mankind en présente une version classique en revisitant un pan de notre histoire – la conquête de l’espace pendant la guerre froide – au conditionnel passé, c’est-à-dire telle qu’elle aurait pu se produire. Le pilote s’ouvre en 1969 à Houston, QG de la NASA. Stupéfaits, nous assistons aux premiers pas sur la lune… des cosmonautes soviétiques. Cette défaite engendre un effet domino (ou effet papillon) que le récit explore du point de vue américain sur plusieurs décennies. L’ouverture du recrutement pour le programme spatial aux femmes, en particulier, a pour conséquence l’accélération de la révolution des mœurs. Ainsi, même si nous croisons parmi les personnages de la série des têtes connues (Neil Armstrong, Clinton), leur rôle est différent car le cours du XXème siècle a été irrémédiablement altéré.

For All Mankind, Apple TV+

For All Mankind s’appuie sur un paradoxe captivant : et si l’humiliation de départ était un mal pour un bien ? Maître incontesté de sci-fi, le showrunner Ronald D. Moore (Battlestar Galactica, Outlander) déroule cette fois une « utopie réaliste » où le patriotisme est envisagé comme une valeur positive, à la fois complexe et inspirante. À l’inverse, l’uchronie The Plot Against America, adaptée du roman de Philip Roth par David Simon et Ed Burns (We Own This City), penche vers le pessimisme (dystopie). Ici, le point de divergence avec la grande histoire est la victoire de l’aviateur Charles Lindbergh face au président sortant Franklin Roosevelt en novembre 1940. Étant donné ses penchants antisémites, le quotidien des humbles héros de la mini-série – une famille juive du New Jersey – vire vite au cauchemar…

Si l’engagement politique de Simon n’est plus à démontrer, ce n’est pas un hasard s’il se lance dans ce projet suite à l’élection du populiste Donald Trump. En réinventant notre mémoire collective, The Plot Against America se présente comme un avertissement à l’ère des fake news et des thèses complotistes infondées. La série tend un miroir aux citoyens d’aujourd’hui. En effet, pour citer l’historien Gavriel D. Rosenfeld : « L’uchronie est intrinsèquement présentiste […] Elle est l’expression ultra-subjective d’attentes et de peurs contemporaines ».

En réinventant notre mémoire collective, The Plot Against America se présente comme un avertissement à l’ère des fake news.

Alors, regarder une série uchronique serait-il équivalent à assister à un cours magistral ? Pas du tout, le divertissement étant au cœur de son ADN. Prenez 1983, qui a été choisie par Netflix pour être sa première production originale polonaise. Comme For all Mankind, la série ravive les tensions avec le bloc communiste, sauf que nous sommes ici en 2003 et que le rideau de fer n’est jamais tombé à cause d’un attentat commis en 1983… La réalisation soignée (signée Agnieszka Holland), les intrigues subtilement entrelacées et les rebondissements malins en font un excellent thriller du dimanche soir.

Dans The Man in the High Castle, ce n’est pas seulement le saut dans le temps entre le point de bifurcation (la mort de Roosevelt imaginée en 1933) et le moment où se situe l’action (1962) qui scelle son originalité. Adaptée du roman de Philip K. Dick, cette uchronie place la barre haut avec une mise en scène choc (les croix gammées à Times Square) et l’ajout d’éléments de science-fiction dans sa narration haletante.

The Man in the High Castle (Prime Video)

Ainsi les deux embranchements, celui du mal et celui du bien, existent côte à côte en tant qu’univers parallèles dans la série. C’est la découverte de bobines de films d’actualité qui laisse entrevoir aux héros engagés dans la résistance l’existence de la réalité alternative où le fascisme a été vaincu. Cette variation sur le concept de l’uchronie est d’autant plus excitante que The Man in the High Castle introduit la notion de voyage entre les temporalités et la rencontre de certains personnages avec leurs alter ego. Nous n’en dirons pas plus, mais les fans de Sliders (série dans laquelle chaque épisode est une uchronie) devraient s’y retrouver… Et pour encore plus de sensations fortes, SS-GB nous entraîne dans un Royaume-Uni en trompe-l’œil, confronté en 1941 à l’occupation nazie.

Autant de révisionnisme, même à but fictionnel, n’est-ce pas dangereux ? Si l’uchronie ouvre des pistes de réflexion à visées pédagogiques, voire cathartiques, le genre n’est pas à l’abri des controverses (voir la série Hunters ou l’abandon des projets Confederate et Black America). En France, où le devoir de mémoire règne comme valeur suprême, les scénaristes sont plus hésitants à réécrire le passé. Comme l’explique la chercheuse Natacha Vas-Deyres : « Le poids de l’histoire de France pèse sur les épaules des auteurs français. Les Anglo-saxons ont un rapport plus libre au temps ».

Hollywood de Ryan Murphy (Netflix)

C’est pourquoi les productions américaines n’hésitent pas à mixer les genres, comme dans Watchmen ou Motherland: Fort Salem. Si, techniquement, il s’agit d’uchronies, en pratique ces séries relèvent plus du fantastique que du drame en costumes sérieux. Robert Redford président des États-Unis, on vote oui ! Et le feel good dans tout ça ? Le format narratif s’y prête aussi. La série Hollywood de Ryan Murphy est une réécriture édulcorée du manque de diversité du studio system dans les années 1950. Dommage que ce conte de fées ne propose que de réparer les injustices comme par magie, plutôt que d’imaginer des solutions concrètes.

Enfin, il faut mentionner que plusieurs épisodes de séries comiques ont été construits sur le modèle du film culte Pile et Face, soit une micro-uchronie qui ne concerne qu’une poignée de personnages. Nos préférés : l’origin story de l’amitié entre Abbi et Ilana dans Broad City (S4E1) et la « darkest timeline » dans Community (S4E3).

Avec toutes ces variations sur le thème du « et si ?… », on espère que vous trouverez quand même l’inspiration pour profiter du moment présent plutôt que de contempler le passé avec regret !

Pour aller plus loin : Le Guide de l’uchronie de Bertrand Campeis et Karine Gobled, collection Hélios (2018)

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