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Inutile de vous boucher les oreilles en hurlant « lalalalalaaa » il n’y aura aucun spoiler dans cet article mais sachez pourtant que le phénomène n’est pas prêt de disparaître. Les spoilers auraient même une utilité. Et si on se laissait spoiler ?

Ils sont partout ! Même dans le dictionnaire. C’est en 2023 que le terme « spoiler » (du verbe to spoil, gâcher) fait enfin son entrée officielle dans la langue française. Validée dès 2019, la charmante variante venue du Québec « divulgâcher » ne connaît pas le même succès, nous utiliserons donc ici plutôt l’anglicisme. Il est d’ailleurs dérivé du vieux Français… ouf, l’honneur est sauf. Et pour ceux qui auraient besoin d’un rappel : un spoiler est la révélation d’un élément important ou inattendu du récit (en l’occurrence, télévisé), anéantissant l’effet de surprise.

Récits sous haute-tension

La plupart des sérivores estiment qu’il s’agit de la pire trahison après l’annulation injustifiée. Mais, de nos jours, est-il si terrible de spoiler ? Si les divulgations intempestives peuvent être considérées comme un délit cathodique, légalement, rien ne les interdit. Plus réaliste, l’idée de fixer un code de bonne conduite reste vaine, car il faudrait s’accorder sur une date de péremption au-delà de laquelle un spoiler n’en est plus un. Or, les opinions varient du lendemain de la diffusion à 20 ans après la conclusion de la série ! Et comment réguler le degré de gravité ? Révéler un rebond ou un cliffhanger, ce n’est pas la même offense.

Pour la seconde saison du Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir (sortie le 29 août), a-t-il de nouveau fallu séquestrer les scénaristes ? Une writers’ room avec agent de sécurité, accès via empreintes digitales et fenêtres calfeutrées, ça vend du rêve ! Quant aux journalistes qui ont osé écrire la nécrologie d’un personnage principal de Succession pratiquement en temps réel, ils n’ont jamais reçu autant de messages d’insultes. Nul doute, l’hystérie autour du spoiler s’est accentuée ces dernières années. Et si la raison principale de cette agitation c’était [spoiler alert] que le spoiler a ses avantages ?

Combien de spoils figurent sur les post-its de la writer’s room de Breaking Bad ?

Aujourd’hui, les premiers à clamer haut et fort leur statut de victimes, ce sont les fans. Avant d’examiner si ces plaintes sont bien fondées, revenons en arrière à une époque où les plus préoccupés par les spoilers étaient les artistes. Alors même que l’expression n’existe pas encore, Alfred Hitchcock fait de la promotion de son film Psychose (1960) une véritable campagne anti-spoilers (inspirée de celle d’Henri-Georges Clouzot avec Les Diaboliques), allant jusqu’à interdire l’entrée en salles aux retardataires de peur qu’ils ne puissent savourer la chute choquante. Le genre du twist ending (film avec une fin renversante) explose dans les années 1990-2000. The Usual Suspects, Seven, Fight Club, Memento, Le Sixième Sens… ces succès sont construits sur un bouche à oreille respectueux de la stupeur des autres, souvent à la demande des créateurs eux-mêmes. Encore récemment, Quentin Tarantino et M. Night Shyamalan (mais il y a prescription là, non ?) implorent de garder le secret.

Le carton de fin du film Les Diaboliques

À la télévision, il est plus difficile de préserver la confidentialité sur la durée. Les sensations fortes font partie d’un flot de péripéties interrompues, puis résolues, censées nous tenir en haleine d’épisode en épisode pendant un nombre incertain de saisons (les mini-séries faisant exception). C’est le principe du cliffhanger, qui est inséparable du spoiler : ils fonctionnent comme le yin et le yang de la tension télévisée. Et comme l’usage du cliffhanger a proliféré, le risque de spoiler et la frustration associée est plus élevé.

En plus d’être à la merci du récit, les fans sont à la merci d’internet.

Avec la série Lost, un tournant est opéré. Non seulement c’est un événement télévisé collectif majeur, mais la frénésie autour du mystère se poursuit en ligne. Les forums sont le lieu de spéculations intenses au point que quantité de fidèles rejettent la fin officielle. Cette forme d’entitlement (possessivité) n’a fait que s’amplifier depuis. Le second chamboulement est l’arrivée du streaming et le principe des sorties en intégralité inauguré par Netflix. Avec le rythme de diffusion délinéarisé, le binge watching s’impose, et la consommation sériephile devient un plaisir individualisé (à chacun son programme et son calendrier).

Paradoxalement, les réseaux sociaux apparus entre-temps, permettent de recréer une illusion de partage et multiplient les risques de spoil. Or l’attachement à certaines séries est tel que les débordements sont inévitables. La critique Kathryn Van Arendonk explique que le spoiler est ressenti par le fan comme le moment où sa petite bulle algorithmique est percée par l’expérience de visionnage d’autrui. Voilà pourquoi cela semble être une attaque personnelle, et ça fait mal !

Tweet d’un fan en fin de vie

Le spoiler, un ami qui vous veut du bien

Pourtant, la mise à mal d’une consommation en vase clos peut être bénéfique. Elle rappelle la joie des échanges en personne. D’ailleurs, le spoiler augmente notre plaisir, c’est scientifiquement prouvé ! Les professeurs Leavitt et Christenfeld ont publié les résultats d’une expérience dans laquelle les histoires dont les rebondissements avaient été gâchés d’avance pour leurs lecteurs étaient les plus appréciées. Comme le souligne cet article de Psychology Today qui cite l’étude, quand on sait ce qui va se passer, notre charge cognitive est réduite, ce qui permet de se concentrer sur d’autres aspects de l’expérience télévisée (mise en scène, musique etc.). Les spoilers sont aussi utiles quand ils nous protègent de mauvaises surprises. Comme le rappelle la journaliste indépendante et créatrice du podcast Once Upon a TV Time, Marine Pérot : « Pour tout ce qui concerne des scènes ou éléments de l’intrigue qui peuvent heurter la sensibilité des spectateurs ou causer une forme de détresse, alors le spoiler a son avantage ».

Pour tout ce qui concerne des scènes ou éléments de l’intrigue qui peuvent heurter la sensibilité des spectateurs, […] le spoiler a son avantage.

L’industrie télévisée elle-même en rajoute une couche, avec des intérêts contradictoires. Marine Pérot détaille les précautions draconiennes mises en place : « Quand on reçoit des screeners [épisodes mis à disposition de la presse en amont], on nous les donne avec des dates d’embargo. On a aussi une lettre avec une liste de spoilers à ne pas dévoiler. Parfois, mais c’est plus rare, il y a une note de la part des créateurs réitérant qu’on ne doit pas spoiler. Certains distributeurs nous demandent aussi de signer un accord de non-divulgation ». Elle ajoute : « Cette peur des spoilers est sans doute légitime, la preuve : le final de HOD a fuité en ligne avant sa diffusion le mois dernier. Mais ce qui a moins de sens c’est qu’elle soit dirigée envers les journalistes, car c’est rarement de notre côté que viennent les fuites ». Et au final : « Plus il y a de restrictions sur l’accès aux screeners, moins je peux écrire sur une série ». 

Garder son calme face aux exigences des showrunners pour éviter les spoilers comme Don Draper dans Mad Men

Venant de certains créateurs, cette paranoïa frise le ridicule. Alors que Mad Men n’est pas une série connue pour son suspense insoutenable, le showrunner Matthew Weiner déroule pour les journalistes une liste saugrenue de choses à ne pas dévoiler avant la saison 6. Par exemple : l’année dans laquelle se déroule l’action et si l’agence s’est agrandie pour occuper un nouvel étage ! Le but est-il de limiter les critiques approfondies pour laisser le champ à la promo basique ? Une chose est sûre, les fuites (contrôlées, évidemment) sont devenues un outil marketing pour créer le buzz de façon artificielle, une signature de l’empire Disney/Marvel, qu’on retrouve aussi sur le prochain projet des showrunners de Stranger Things, intitulé Something Very Bad Is Going To Happen.

Finalement, le meilleur moyen de reprendre le contrôle sur notre expérience de visionnage ne serait-il pas de mettre en sourdine les réseaux sociaux ? Mais aussi d’apprendre à aimer les séries au delà des sursauts de l’intrigue ? Après tout, c’est pour cette raison que l’on dévore les séries qui commencent par un cliffhanger inversé, celles inspirées de faits réels et les rewatchs. Leur point commun ? Les spoilers y sont impossibles et ça, ça fait du bien !

Est-il encore possible pour une série de devenir culte ?
Dans un paysage audiovisuel aujourd’hui dominé par la quantité, l’accessibilité et l’immédiateté, qu’est-ce que cela signifie d’être culte ?
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