Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
« Couper la nouvelle saison de Bridgerton en deux c’est absolument DIABOLIQUE ! », peut-on lire sur X. Même son de cloche au sujet de la saison 4 de HPI, dont la seconde moitié sera diffusée à la rentrée. Saisons à binger en intégralité, épisodes hebdomadaires ou pauses à mi-parcours. Les plateformes multiplient les rythmes de diffusion. Mais pourquoi faire attendre le public ?
Depuis que nous sommes habitués à une infinité de contenus à portée de clic, difficile de patienter. Cependant, les délais de production de nombreuses séries ont été rallongés à cause de la grève des scénaristes à Hollywood. En France, le tournage de HPI – perturbé par une mobilisation de techniciens – est toujours en cours. TF1 temporise. Ce qui est plus surprenant c’est que le géant du streaming, qui a construit sa réputation sur le « tout, tout de suite », divise Bridgerton en deux. Car depuis le lancement de House of cards en 2013, le principe des sorties en intégralité fait partie de l’ADN Netflix. Le binge watching est-il remis en question par la plateforme-même qui l’a popularisé ?
Dis moi comment tu produis, je te dirais quand diffuser
Avant que Netflix ne révolutionne le marché de la VOD, la consommation des séries est linéaire : chaque épisode est regardé en live suivant un rythme hebdomadaire. Sur les networks, le calendrier est rigide : 22 épisodes sont produits en flux tendu chaque saison de septembre à mai. Sur les chaînes payantes, la qualité prime sur la quantité : on compte moins d’épisodes par saison, mais ceux-ci sont bourrés d’originalité. C’est à cette époque que la scission d’une saison en deux est inaugurée par HBO et AMC – les deux chaînes qui ont porté l’âge d’or télévisé des années 2000. Les raisons sont créatives. Une seconde partie permet d’absorber des retards de prod’ ou post-prod’ (par exemple deux grossesses au casting de Sex and the City) ou la vision débordante de showrunners-auteurs perfectionnistes (David Chase et ses Soprano). Dans le cas de Breaking Bad, cela résout un conflit sur la longueur de la saison finale. Les artistes – concourant sur deux années pour une saison unique – multiplient leurs chances de remporter un Emmy (voilà comment Jon Hamm est enfin récompensé pour Mad Men).
Le modèle économique introduit depuis par Netflix, lui, fonctionne « en blocs » : conception, tournage et sortie sont envisagés comme des étapes à part entière (nous en avions parlé : bye, bye les épisodes pilote), qui se déroulent successivement. Les talents sont rémunérés en amont et les royalties toujours un point de contention. La productrice prolifique Shonda Rhimes regrette d’ailleurs, depuis son passage chez Netflix, ce manque de flexibilité : « Cela va à l’encontre de la façon dont j’ai appris à faire des séries. […] On devrait pouvoir écrire et produire en même temps. » Ce système controversé découle du mode de distribution en totalité qui fait le succès de la plateforme. Les services de streaming qui ont émergé dans la foulée se positionnent donc en conséquence. Qu’ils soient rattachés à une chaîne historique (HBO Max, AMC+, Peacock) ou purement disponibles en ligne (Apple TV+, Disney+/Hulu, Amazon Prime), ils proposent deux types d’expérience à leurs abonnés : le binge (gratification instantanée) ou la dégustation semaine après semaine (gratification différée).
Ralentir pour mieux marquer les esprits
Dans le paysage télévisé actuel, le découpage en deux opéré par Netflix est donc une forme hybride qui court-circuite les attentes des abonnés (d’où les réactions sur X). À la différence des situations précédentes, cette scission n’a rien d’artistique. L’attente de moins d’un mois entre les deux volets de Bridgerton, ainsi que l’utilisation de cette pause pour d’autres blockbusters (Stranger Things, The Crown, The Witcher, You, Ozark, et bientôt Emily in Paris) laisse à penser que c’est un revirement stratégique. Ce que confirme Sera Gamble, la showrunner de You : alors même que les scénarios de la saison 4 avaient été conçus comme une unité, Netflix dégaine les ciseaux. La créatrice, d’abord surprise, voit aussi l’intérêt marketing d’avoir deux parties : « parfois c’est un peu triste que la conversation passe si vite à autre chose [à cause du binge watching] quand on a donné deux ans de sa vie à un projet ».
Elle pointe ici la valeur suprême dans la course aux abonnés – qui a surpassé les chiffres d’audience : l’engagement. Cette notion cruciale regroupe la couverture médiatique et la viralité sur les réseaux sociaux (pas facile à mesurer). Pour certaines séries Netflix qui n’ont pas de stars identifiées, la sortie en intégralité permet de maximiser le bouche à oreille et de passer outre un budget publicitaire (voir les succès surprise de Squid Game et Baby Reindeer). Mais la flamme s’éteint vite. Du point de vue de l’engagement sur la durée, la concurrence pratiquant la diffusion hebdomadaire écrase Netflix. On a débattu pendant des mois de la première (ou unique) salve d’épisodes de Succession, The White Lotus, Yellowjackets, The Mandalorian, WandaVision, Severance et Ted Lasso. Comparez avec les productions Netflix Snowpiercer, 3 Body Problem et Dahmer (qui se souvient de ce débat ?). Cette différence d’écho est une conséquence directe de la release window (la durée totale qu’il faut pour que tous les épisodes d’une saison ou mini-série soient disponibles).
Chez Netflix, la release window est inexistante puisque la mise en ligne se fait d’un coup (avec une visibilité un peu étendue depuis l’introduction de leur Top 10). Chez les plateformes qui sortent un épisode par semaine, la release window étendue maintient les abonnés exposés au reste des contenus et il y a moins de risques de désabonnement que dans la foulée d’un binge. Nous sommes invités à faire preuve de patience, comme au bon vieux temps. Et, c’est… un plaisir ? Même si l’engagement a surtout lieu en ligne, la programmation au compte goutte rappelle les grandes heures de la TV événementielle. Les confinements liés au COVID ont favorisé ces échanges collectifs de semaine en semaine – une forme de ritualisation bienvenue dans un monde égocentrique en termes de visionnage (pensez aux Watch Parties de Prime Video).
Un nouveau modèle à trouver
Pour renouveler le taux d’engagement, le catalogue Netflix a besoin d’être constamment irrigué de nouveautés. C’est un trou noir financier qui explique pourquoi la plateforme est désormais engagée dans un cercle vicieux de sorties et d’annulations en masse. De plus, il est impossible de revenir sur le principe des épisodes distribués en bloc car les utilisateurs seraient trop furieux d’être privés de liberté et d’abondance. En revanche, rien n’interdit de tester une sortie en intégralité… avec une petite pause au milieu. Si cette tentative de prolongement de l’engagement autour de Bridgerton est transparente, la plateforme démontre néanmoins sa capacité à s’adapter aux changements du marché.
D’ailleurs, si on y regarde de plus près, ses concurrents aussi pratiquent des formes de diffusion à la carte – se permettant ainsi de remettre en question leurs propres règles. Par exemple, la série Obi-Wan Kenobi est lancée sur Disney+ avec deux épisodes groupés, suivis d’un par semaine. La diffusion de She-Hulk sur la même plateforme est strictement hebdomadaire. Sur AMC+ chaque épisode est disponible une semaine avant qu’ils ne passent sur AMC. Dans le cas d’Amazon Prime, l’inconsistance commence à fatiguer les fans : après avoir sorti la saison 1 de The Boys dans son ensemble, ils passent à un rythme épisodique pour la saison suivante et c’est la douche froide. Plus récemment, Fallout a été mis en ligne en intégralité – un gâchis en termes d’engagement selon la journaliste Julia Alexander. En Europe aussi, tout est à inventer sur le terrain du streaming. Arte a développé un modèle que l’on pourrait qualifier de doublon : certaines séries sortent en intégralité sur Arte.tv et sept jours plus tard a lieu la diffusion classique hebdomadaire.
Comme plusieurs responsables de plateformes l’ont affirmé au Hollywood Reporter, décider de la cadence en streaming relève autant de l’art que de la science. Le règne de la Must-See TV est révolu, quand les séries Seinfeld, Friends et Urgences s’enchaînaient à la perfection pour captiver les audiences le jeudi soir sur NBC. Aujourd’hui, le métier de programmateur ne consiste plus à trouver le meilleur créneau horaire, mais plutôt déterminer le rythme de diffusion. Selon Meredith Gertler, qui exerce chez HBO Max au poste de Executive VP content strategy and planning : « On est encore en phase d’apprentissage. On expérimente pour voir ce qui fonctionne le mieux pour nos abonnés ». Alors en attendant, nous continuerons à être des cobayes repus de délicieux épisodes…