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Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

De Dexter à Dahmer, de l’approche fictionnelle à celle du true crime, la traque des tueurs en série est devenue un motif incontournable du petit écran. Comment les showrunners continuent-ils de repousser les limites du genre pour satisfaire notre curiosité morbide ?

Votre dernière séance de binge watching sur Netflix vous a laissé un goût amer ? Vous n’êtes pas les seuls. Depuis sa sortie le 21 septembre dernier, la mini-série Dahmer – Monstre : L’Histoire de Jeffrey Dahmer est un succès retentissant. Et si ça ne suffisait pas, cette production signée Ryan Murphy est distribuée en parallèle d’une série documentaire sur le même sujet. Les serial killers nous obsèdent, rien de nouveau à cela. On assiste cependant à un phénomène de surenchère typique de l’ère Peak TV : non seulement la quantité des contenus sur le sujet ne cesse d’augmenter, mais le niveau d’intensité du sensationnalisme atteint des sommets inédits. Et ça marche. La séquence d’ouverture de Dahmer est à parts égales insoutenable et fascinante. Le spectateur est enfermé dans l’antre du cannibale avec la victime jouée par Shaun J. Brown, quasiment en temps réel, jusqu’à ce que lui/nous soyons enfin libérés. Trop tard… nous ne pouvons pas résister aux 9 épisodes restants.

« Nous avions une règle d’or avec Ryan : ne jamais raconter l’histoire du point de vue de Dahmer. »

Evan Peters, interprète de Jeffrey Dahmer dans la série Netflix

D’après Evan Peters, l’acteur qui incarne le criminel, « Nous avions une règle d’or avec Ryan : ne jamais raconter l’histoire du point de vue de Dahmer. Le public n’est pas censé compatir avec lui ou sa situation. Il s’agit plutôt d’observer de l’extérieur ». Or, c’est l’inverse qui se produit : le spectateur a l’impression de faire corps avec l’homme dérangé et les victimes sont reléguées à des rôles secondaires, au mieux. En quelques scènes, nous sommes familiers avec le type de proie privilégiée par Jeff, son modus operandi et son enfance instable. L’épisode 6 dédié au sort d’un homme sourd pris dans ses filets ne suffit pas à rétablir l’équilibre des points de vue.

Les tueurs en série : une propriété intellectuelle comme les autres ?

Comment en sommes-nous arrivés là, alors que le cahier des charges du showrunner était de créer une œuvre respectueuse des survivants ?

Pour reprendre l’expression de la journaliste Jen Chaney, les tueurs en série sont devenus une propriété intellectuelle comme les autres. Parce qu’ils constituent une manne financière inépuisable, l’industrie télévisée s’est emparée de ce type de monstres pour les rendre acceptables, désirables, omniprésents. Ryan Murphy a d’ailleurs contribué aussi bien que profité de cette tendance, sa filmographie étant truffée de serial killers : la franchise American Horror Story, The Assassination of Gianni Versace, Ratched etc. Comme pour toute addiction, notre seuil de tolérance s’est accru sans que nous nous en rendions compte.

Michael C. Hall dans Dexter: New Blood, sur myCANAL Photo Credit: Seacia Pavao/SHOWTIME.

Tout commence au cinéma dans les années 1990 avec Le Silence des agneaux, American Psycho et Seven. Les producteurs de séries prennent note de l’engouement populaire et critique provoqué par ce genre de tueurs peu fréquentables. Afin de les faire pénétrer dans l’intimité du foyer, la télévision s’adapte. Dans Les Soprano, si Tony est en théorie l’auteur de multiples meurtres, il est plutôt perçu comme un boss de la mafia consciencieux. L’impact durable de cette série HBO réside néanmoins dans la banalisation de la violence codifiée qu’elle met en scène.

Dans Dexter, le serial killer ténébreux et charismatique interprété par Michael C. Hall est un antihéros moralement recevable : mi-Robin des Bois, mi-vigilante, il canalise ses pulsions pour éliminer ceux qui le « méritent ». Cette pirouette éthique permet à la série de s’inscrire dans la mythologie américaine des justiciers hors-la-loi et de légitimer la figure du tueur en série gore et glamour. Avec sa tradition des polars brumeux, le Royaume Uni n’est pas en reste : dans Wire in the Blood, on suit une équipe de profilers pendant six saisons. Le serial killer appartient désormais à la culture mainstream et passe au premier plan.

un genre en plein boom

Vous reprendrez bien un peu d’hémoglobine ? L’année 2013 marque une explosion des œuvres TV consacrées à cette incarnation de l’horreur (toujours dans le domaine de la fiction) avec The Following, The Bridge, Bates Motel, The Fall et Hannibal. En tant que séries de prestige à l’esthétique travaillée, les deux dernières méritent notre attention. Elles introduisent, en effet, une nouvelle variation dans la fascination provoquée par ces assassins : ce sont des génies qui séduisent même ceux qui ont la tâche de les arrêter.

Mads Mikkelsen dans Hannibal – Prime Video

La danse macabre chasseur-chassé est grisante, mais ne fait rien pour résoudre l’addiction du public. Au contraire, nous adoptons la position de voyeurs admiratifs de cette violence stylisée qui nous éloigne de l’expérience des victimes, réduites au statut d’œuvres d’art fantasmées. Mentionnons aussi dans cette catégorie Killing Eve, qui fait l’éloge jouissive d’une romance dysfonctionnelle.

l’implication du spectateur

Est-il possible d’aller plus loin ? Élémentaire, mon cher Watson ! L’étape suivante dans l’évolution du tueur en série s’inscrit dans le déferlement des contenus true crime au milieu des années 2010, qu’il s’agisse de podcasts, documentaires ou fictions inspirées de faits réels. Cela donne des séries ambitieuses comme Mindhunter, Manhunt ou The Serpent qui ont pour star des enquêteurs et tueurs célèbres.

Adoptant l’approche pédagogique, Mindhunter nous entraîne dans l’Amérique des années 1970 aux côtés d’un duo d’agents spéciaux du FBI. Leur quête pour donner du sens au comportement de meurtriers à répétition est inspirée du travail de John E. Douglas, auteur de livres sur la psychologie criminelle. La série montre avec brio comment ils officialisent l’expression serial killer et identifient des facteurs qui leur permettent de faire avancer des cas non résolus. Le tout grâce à de longues heures passées derrière les barreaux à interviewer des coupables incarcérés

Tahar Rahim dans Le Serpent – Netflix

Outre leur focus sur l’intelligence (plutôt que l’aura) d’hommes déséquilibrés, ces trois séries ont pour point commun d’inviter le spectateur à mener l’enquête aux côtés des forces de l’ordre. Ce mode de visionnage participatif contribue à faire disparaître encore davantage la barrière de protection entre le public et les serial killers. Trop de complaisance envers leur ingéniosité et l’overdose risque de se faire sentir…

Le mélange des genres

Pour remédier à cela, l’industrie TV a trouvé un autre moyen d’exploiter le filon sanguinaire : le mélange des genres. Toutes les combinaisons fonctionnent. Associé au teen drama, le motif du tueur en série donne Riverdale. Avec des costumes d’époque, on obtient The Alienist. Si c’est une relation père-fils compliquée qui vous tente, voilà Prodigal Son. You penche du côté du thriller obsessionnel et The Patient (à venir sur Disney+) prend la forme d’une prise d’otage. Le thème s’est aussi internationalisé : Le Parfum est un polar allemand surréaliste, Traque en série une enquête complexe menée à Copenhague.

Beyond Evil (Netlifx)

Savez-vous dire serial killer en coréen ? La production locale de thrillers morbides est en plein boom : Tunnel et Gap-dong s’inspirent de faits réels, Voice explore la science de la psychoacoustique et Beyond Evil a battu des records au Baeksang Arts Awards un an avant Squid Game. Même la France s’y est mise avec La Mante et dernièrement Les Papillons noirs, ou comment rendre ses lettres de noblesse à l’expression « femme fatale »…

Nous avons atteint la frontière finale. Le public est désormais invité à passer des épisodes entiers les yeux dans les yeux avec des serial killers en introspection, comme récemment dans Des et Black Bird où les performances d’acteurs sont indéniablement excellentes. La série biographique Dahmer, pour en revenir à elle, combine les pires tendances du genre. Si l’on doit son existence à des intentions honorables, elle échoue dans l’exécution et provoque un dégoût persistant.

Il est donc plus que jamais de notre devoir de se poser la question suivante : avons-nous vraiment intérêt à laisser entrer le mal chez nous ?

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