Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
De House of Cards à Fleabag, Malcolm et The Serpent Queen, ce procédé narratif et stylistique dont l’efficacité n’est plus à prouver connaît un regain de popularité à la télévision. Comment a-t-il évolué depuis ses premières apparitions ?
On refait la déco ?
Le quatrième mur, c’est quoi ? L’expression, attribuée au philosophe Denis Diderot (Discours sur la poésie dramatique, 1758), provient du monde théâtral où la scène est composée de trois murs, plus un quatrième invisible. Celui-ci a la particularité de permettre au public de voir ce qui se passe dans l’espace imaginaire, tout en protégeant le registre de la performance. Selon la convention, les acteurs font comme si les spectateurs – et par extension au cinéma et à la télévision, la caméra – n’existaient pas. Dans une comédie classique comme Friends, les six amis forment un arc de cercle tourné vers l’extérieur (ex: sur le canapé orange), mais ne regardent jamais dans notre direction. Le pacte fictionnel est respecté.
La destruction de ce quatrième mur est ainsi un choix risqué car elle interrompt la suspension d’incrédulité fondamentale au récit. Imaginez que tout à coup, Rachel ou Chandler vous regardent droit dans les yeux ! Pourtant, certaines séries emblématiques n’ont pas hésité. La sitcom pionnière Malcolm par exemple : conscient de notre présence, le personnage principal partage son intimité de façon continue. Il nous fait rire mais nous renvoie également à notre statut de voyeur, et court-circuite l’expérience télévisée par définition passive. De quelle manière les séries se sont approprié la tendance ? Quelles sont celles qui en ont fait leur ADN avec succès ? Retour sur l’histoire du quatrième mur et les conséquences de sa démolition sur le rapport entre fans et fiction.
Une tendance omniprésente
Les premières séries qui détruisent le quatrième mur, The Jack Benny Program (1932-1955), The George Burns and Gracie Allen Show (1950-1958) et plus tard Clair de lune (1985-1989), le font avec humour et empathie. Une fois passée la surprise initiale, elles invitent leurs fans à se sentir inclus en devenant les confidents des héros et les témoins de leurs tribulations. Continuation logique du phénomène, les séries ado font du procédé un véritable rite de passage dans les années 1990, pour communier avec des spectateurs à un âge ingrat. Quoi de mieux, en effet, que d’être apostrophé par un personnage gentiment subversif (Parker Lewis ne perd jamais, Zack Morris dans Sauvés par le gong, Le Prince de Bel-Air) pour se sentir spécial ?
Des séries pour ado (…) ont intégré la pratique comme un élément parmi d’autres au sein d’une narration qui n’hésite pas à prendre des détours surréalistes.
Même Buffy contre les vampires et Skins gratouillent le quatrième mur. Malheureusement, cette familiarité forcée entre le héros et son public vire souvent à la caricature du film La Folle journée de Ferris Bueller sorti quelques années auparavant, qui reste une référence en la matière. Plus récemment, et subtilement, le phénomène Euphoria et l’œuvre croate plus confidentielle Nemoj nikome reći (Croatie) ont intégré la pratique comme un élément parmi d’autres au sein d’une narration qui n’hésite pas à prendre des détours surréalistes.
Métafiction
Briser le quatrième mur c’est remettre en question, momentanément ou constamment, la séparation symbolique entre la fiction et le public. De façon plus large, c’est aussi faire référence à l’œuvre en tant que telle. Par exemple, dans la nouvelle production Marvel, She-Hulk : Avocate, non seulement l’héroïne interprétée par Tatiana Maslany se tourne vers la caméra, mais elle s’empare des commandes de la narration. À tel point qu’elle finit par débouler dans la writers’ room de la série pour exprimer son avis sur le final. Elle ne brise pas le quatrième mur, elle l’oblitère ! Le champion indétrônable des clins d’œil méta reste cependant Abed dans Community (joué par Danny Pudi). Subtiles et hilarantes, ses références aux TV tropes (les conventions narratives télévisées) font le charme de la série.
On pourrait croire que l’étape suivante dans l’art d’utiliser le quatrième mur est la vague des sitcoms-mockumentaires des années 2000 (The Office, Parks and Recreation, Modern Family) mais, ici, la destruction est artificielle – la caméra à laquelle Michael Scott se confie dans The Office US fait partie du monde fictionnel – et sert souvent uniquement de béquille comique.
En aparté
Un autre type de séries fait évoluer le phénomène en laissant entrevoir les pensées profondes de narrateurs omniscients (Augustus Hill dans Oz est un exemple classique) et transforme le visionnage en une expérience immersive. Si dans Mr. Robot, nous avons affaire à la figure du unreliable narrator (peu fiable) et sombrons avec lui dans la folie, le politicien joué par Ian Richardson/Kevin Spacey dans House of Cards nous entraîne dans les rouages réellement maléfiques de sa campagne. Quand il s’adresse au spectateur, c’est sans langue de bois. Nous devenons alors complices de ses crimes… et ce pour notre plus grand plaisir, car notre intégrité est protégée par le cadre fictionnel.
La seule rébellion à laquelle [ces personnages] ont accès étant la démolition des conventions du récit, le public devient leur échappatoire.
Plus dérangeantes, les œuvres inspirées d’une histoire vraie qui brisent le quatrième mur nous font pénétrer le fort intérieur d’antihéros dont l’impact sur nos sociétés – passées ou présentes – est palpable. Qu’il s’agisse de Catherine de Médicis (Samantha Morton) dans The Serpent Queen, d’Anne Lister (Suranne Jones) dans Gentleman Jack ou du gynécologue au bord du burn out interprété par Ben Whishaw dans This is Going to Hurt, ils sont tous prisonniers d’un système qui les oppresse. La seule rébellion à laquelle ils ont accès étant la démolition des conventions du récit, le public devient leur échappatoire. Ces séries nous forcent ainsi à questionner notre vision du monde et à prendre parti. Cela nous met dans une position inconfortable, mais néanmoins exaltante, qui justifie l’utilisation du procédé.
Fleabag, le cas d’école
Et Fleabag dans tout ça ? La création de Phoebe Waller-Bridge est indissociable de la déconstruction du quatrième mur, avec pas moins de 232 regards face caméra. Révolutionnaire, la série compile toutes les déclinaisons évoquées jusqu’ici : l’interpellation déconcertante, l’humour partagé, le sentiment d’inclusion. Et comme la plupart des personnages mentionnés plus haut, l’héroïne nous expose ses secrets inavouables. Mais au lieu de se sentir soulagée, la jeune femme s’enfonce dans une relation de codépendance avec son public qui lui offre à la fois une forme de distanciation face à ses problèmes et la validation d’une oreille attentive.
Quand enfin, dans la seconde saison, elle se découvre une véritable connexion avec le prêtre joué par Andrew Scott, celui-ci remarque le lien qui unit Fleabag à… qui exactement ? Sa curiosité n’a d’égal que notre stupeur. Et voilà comment la série romantique la plus osée de ces dernières années (qui a inspiré le format de la production belge F*** you very, very much et a été suivie d’un remake français intitulé Mouche) pulvérise le quatrième mur, et même le cinquième ! Alors, qui lui succédera comme prochain bulldozer sériel ?