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Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

Outre leur sens de l’humour anticonformiste, quelle caractéristique unit Tina Fey, Donald Glover et Phoebe Waller-Bridge ? Ils ont tous remporté des Emmy Awards en tant qu’acteurs, mais également pour leurs talents de scénaristes, producteurs et/ou réalisateurs dans des séries « à la première personne ». Sur le tournage de 30 Rock, Atlanta et Fleabag, respectivement, ils ont en effet porté avec brio de multiples casquettes et surtout… beaucoup donné d’eux-mêmes. Ces trois fictions inspirées de la vie de leurs créateurs et stars appartiennent au genre semi-autobiographique qui a récemment pris une ampleur phénoménale sur nos écrans. De Louie à Ramy, en passant par Girls, Master of None ou I May Destroy You, le « je » télévisé n’a jamais été aussi retentissant. Comment cette nouvelle vague de showrunners-auteurs a-t-elle émergé et pourquoi leurs œuvres nous touchent-elles autant ?

Composer un rôle à sa mesure

Le phénomène n’est pas nouveau. Dans un livre qui vient de sortir intitulé When Women Invented Television, la journaliste Jennifer Keishin Armstrong nous rappelle que plusieurs pionnières de l’industrie télévisée ont construit leurs carrières en mettant en scène une version exagérée de leur quotidien.

Dans les années 50, Gertrude Berg et Lucille Ball ont ouvert la voie à d’autres sitcoms dans lesquelles des femmes racontent leurs histoires devant et derrière la caméra

Lancée en 1929 à la radio, puis diffusée sur NBC à partir de 1949, la série The Goldbergs créée par Gertrude Berg suit les mésaventures d’une famille juive new-yorkaise. Plus connue du grand public dans le rôle de Molly Goldberg, la matriarche qu’elle incarne avec bonhomie, Gertrude Berg est une scénariste et productrice révolutionnaire. Tout aussi déterminée, l’actrice Lucille Ball utilise sa qualité de star pour fonder dans les années 1950 sa société de production et lancer aux côtés de son mari, Desi Arnaz, la comédie domestique iconique I Love Lucy. Ces deux innovatrices ont ouvert la voie à d’autres sitcoms de networks dans lesquelles des femmes racontent leurs histoires devant et derrière la caméra : Rhoda, Murphy Brown, Roseanne, Une Nounou d’enfer, New Girl, Whitney

Gertrude Berg dans The goldbergs

Quand on examine le versant masculin de l’évolution des séries à la première personne, Seinfeld vient à l’esprit. Conçue en 1989 par Jerry Seinfeld et Larry David, cette sitcom semi-autobiographique amplifie le principe inhérent à l’humour d’observation, dont Seinfeld est un maître absolu : write what you know (écrit ce que tu connais). La caricature du quotidien se mélange ainsi à la mise en abyme d’un vétéran de la scène stand-up interprétant un débutant dont la carrière peine à décoller.

Pour toute une génération d’artistes, avoir son one-man-show n’est plus suffisant

Si, auparavant, The Cosby Show, avait introduit la notion de série « nominale » comme pinacle du succès pour un comique (en l’occurrence, Bill Cosby), c’est Seinfeld qui a un impact durable sur la pop culture. Pour toute une génération d’artistes, avoir son one-man-show n’est plus suffisant, ils rêvent d’être le prochain Jerry Seinfeld afin d’explorer le processus créatif via leur propre sitcom, tout en maintenant un certain contrôle sur le produit fini. The Jamie Foxx Show, The Drew Carey Show, Martin, Mullaney, Huge in France… L’ego de ces comédiens s’épanouit à travers l’existence de leur alter ego télévisé dans des métafictions qui servent de vitrines à leur humour signature. Une position certes confortable, mais qui vire à l’exercice d’auto-promotion quand ils peinent à se remettre en question. Une exception notable : Curb Your Enthusiasm. Après son départ de Seinfeld, Larry David s’engage dans une veine réaliste improvisée qui nous fait rire depuis vingt ans.

Jerry Seinfeld dans Seinfeld

Parallèlement, des sitcoms semi-autobiographiques sont développées par des femmes à la personnalité XXL : en Amérique, Roseanne Barr et Fran Drescher (grande fan de Lucille Ball) ; au Royaume-Uni, Dawn French et Jennifer Saunders (Absolutely Fabulous). Fiction insolente sur une famille de la classe ouvrière, Roseanne en particulier fait souffler un vent d’air frais sur le paysage audiovisuel des années 1980-1990. Comme le note Joy Press dans son livre Stealing the Show: How Women Are Revolutionizing Television, la contrepartie de ce succès populaire et critique est un environnement chaotique en coulisses. Malgré ses excès, Roseanne Barr a le mérite d’avoir élargi le champ de l’expérimentation pour des showrunners désireuses de mettre à profit leur vécu dans des formats comiques hybrides. Tina Fey nous entraîne dans l’univers loufoque et déjanté de 30 Rock, Lisa Kudrow signe un mockumentary inclassable sur Hollywood avec The Comeback, Mindy Kaling déconstruit les clichés de la rom-com saison après saison du Mindy Project et Fran Drescher revient sur son conte de fées pas comme les autres dans Happily Divorced.

On n’est jamais mieux servi que par soi-même

Cependant, la véritable révolution de la série à la première personne n’a lieu que quand le genre s’affranchit pour de bon des conventions de la sitcom traditionnelle. Les deux œuvres précurseurs de ce virage libérateur sont produites avec un budget modeste, filmées dans les rues de New York au tournant des années 2010, et diffusées sur des chaînes câblées : Louie (FX) et Girls (HBO).

Louis C.K. et Lena Dunham attribuent le rôle du antihéros à… eux-mêmes

Alors que la télévision est entrée dans un nouvel âge d’or dominé par des showrunners ambitieux dont le travail est comparé au septième art (Les Soprano, Mad Men, Breaking Bad), Louis C.K. et Lena Dunham attribuent le rôle le plus en vogue à l’époque, celui du antihéros, à… eux-mêmes. Inspirés par leur expérience personnelle (divorce, entrée dans l’âge adulte), ils incarnent le fer de lance d’une ébullition télévisée semi-autobiographique plus intimiste, terre à terre et crue. Ils osent se mettre à nu émotionnellement et physiquement, via le miroir déformant de la fiction.

Louis C.K. dans Louie

Cette prise de risque devient possible à un moment de l’histoire télévisée où la domination des networks est menacée par la montée en puissance des chaînes du câble. En quête d’authenticité et d’originalité, HBO, AMC, Showtime (et bientôt les plateformes de streaming Netflix, Hulu et al.) multiplient les commandes de comédies atypiques afin de séduire des segments réduits – mais fervents – du public. Lena Dunham ironise sur cette tendance en faisant dire à son double Hannah qu’elle est la voix de sa génération, ou plutôt « une voix, d’une génération ». Comparée aux sitcoms d’antan, la ligne de fabrication de Louie et Girls a été raccourcie, mais leurs créateurs ont carte blanche pour repousser les limites de la narration. Au même titre que David Chase et Matthew Weiner, ils sont des auteurs, quoique artisan serait un terme plus adéquat, car ils écrivent, jouent, dirigent, montent… telle une entreprise verticalement intégrée.

Lena Dunham dans Girls

La résonance de ces deux séries s’étend bien au-delà des controverses qu’elles ont pu générer. Avant d’être discrédité à l’ère #MeToo, Louis C.K. a contribué à faire décoller les projets d’anciens collaborateurs : Better Things de Pamela Adlon, One Mississippi de Tig Notaro, Lady Dynamite de Maria Bamford – des dramédies elles-aussi basées sur une crise identitaire. De plus, il est généralement admis que Louie a eu une influence directe sur une constellation de comédiens de stand-up devenus showrunners d’œuvres nuancées et réflexives : Master of None d’Aziz Ansari, Atlanta de Donald Glover (qui avait travaillé en tant que scénariste sur un autre OVNI télévisé, 30 Rock), Crashing de Pete Holmes, Ramy de Ramy Youssef. Ils sont les représentants touche-à-tout du « second comedy boom », pour reprendre l’expression du journaliste Jesse David Fox. Lena Dunham, quant à elle, a défriché le terrain en dépeignant sans fard des amitiés chahutées et des sexualités tâtonnantes. Girls a ainsi fait place à des séries confessionnelles, chorales et féministes : Broad City, PEN15, The Bold Type. Les chaînes de TV ayant entendu les accusations portées à l’encontre de Girls sur le manque de diversité de son casting, elles ont invité des talents sous-représentés à créer leurs propres shows : Insecure, Awkwafina Is Nora from Queens, Work in Progress, Shrill, Special…

Pluralité des voix

Ce remarquable écosystème de récits personnels s’est étendu, internationalisé et ramifié. Il a donné naissance à des sous-genres vibrants, tels que les séries d’enfance. Le pionnier reste Chris Rock avec Everybody Hates Chris en 2005, puis dans les années 2010 The Goldbergs, Growing Up Fisher, Fresh Off the Boat, In the Long Run, Raised by Wolves et Never Have I Ever sont sortis en rang serré. La nostalgie n’a jamais été autant à la mode ! Fondamentalement, si les séries à la première personne nous touchent à ce point, c’est parce qu’elles affichent une vulnérabilité et une fantaisie rafraîchissantes. Alors que les programmes de télé-réalité ont toujours la cote et que la « vraie » vie des stars nous fascine, ces fictions semi-autobiographiques sont paradoxalement plus honnêtes. Sans filtre, mais via le prisme du regard intérieur, elles reconfigurent les frontières de l’intime. Récemment, les joies, tabous et traumatismes de la maternité ont été passés à la loupe dans une salve d’œuvres douces-amères : Catastrophe, SMILF, Workin’ Moms, The Letdown, Breeders, The Duchess, Frayed. Que l’on soit parent ou non, ces mères imparfaites nous émeuvent.

Les meilleures séries centrées sur le moi ont en commun de remplacer toute trace de narcissisme par une saine dose d’introspection.

De plus en plus éloignées de la comédie pure, et pourtant hilarantes, des séries comme Fleabag, This Way Up, Crazy Ex-Girlfriend et Feel Good explorent avec empathie le deuil et les maladies mentales. Ce n’est pas un hasard si la figure du psy est omniprésente en arrière-plan de la plupart de ces récits singuliers. Les meilleures séries centrées sur le moi ont en commun de remplacer toute trace de narcissisme par une saine dose d’introspection. Chaque expérience est unique, pourtant le spectateur en apprend énormément sur lui-même, aux côtés de ces personnages vecteurs d’universalité.  À cet égard, la showrunner dont le courage et le sens de la perspective nous impressionne est Michaela Coel. Dans Chewing Gum et I May Destroy, elle partage des vérités difficiles à entendre. Nous n’en sortons pas détruits, mais grandis.

Michaela Coel Dans I May Destroy you

Alors que l’humanité toute entière est en train de traverser une phase douloureuse, nous sommes curieux de découvrir vers quels rivages émotionnels cette nouvelle vague d’auteurs va nous entraîner prochainement. Rage, réconfort, rébellion ? Une chose est sûre, pour reprendre l’une des répliques les plus inoubliables de l’histoire de la télévision, écrite par Phoebe Waller-Bridge : « It’ll pass » (ça va passer).

Marion Miclet (@Marion_en_VO) est une journaliste franco-irlandaise basée à Londres.
Elle est critique séries pour Le Point Pop et l’autrice de Découvrir New York en Séries et Découvrir Londres en Séries.