Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
Certaines séries très médiatisées sont écourtées de façon brutale quand des œuvres confidentielles sont prolongées pour une seconde saison surprise. À l’ère du streaming, quels outils sont utilisés par les diffuseurs pour définir un succès ou un échec ? Et pourquoi ces décisions nous frustrent-elles autant ?
En mars dernier, les fans de séries ont été surpris… dans le bon et le mauvais sens du terme. Alors que le final a été diffusé il y a presque deux ans, Ted Lasso va revenir sur Apple TV+ pour une quatrième saison inespérée. Sur Netflix, la série Running Point/La Meneuse est renouvelée sept jours après sa mise en ligne, un record. Plusieurs œuvres nous ont aussi quittés, inachevées : The Sex Lives of College Girls (après trois saisons sur Max) et Cruel Intentions (une saison sur Prime). La colère, la déception – voire le deuil – provoquées par les annulations de séries ont toujours existé. Mais notre frustration s’est intensifiée du fait de l’opacité entretenue par les plateformes autour de la prise de décisions. Aujourd’hui, ces prolongations et disparitions nous paraissent plus nombreuses, précipitées, injustes. Même si Kaos et My Lady Jane – pour ne citer que ces deux exemples – méritaient mieux (#savemyladyjane), la logique a toujours été la même : une série est rentable ou elle ne l’est pas. C’est le calcul qui s’est complexifié.
Avant le streaming : des critères clairs
Dans les années 1990-2000, les rouages de l’industrie télévisée américaine sont apparents. Le système des networks offre une diffusion hebdomadaire de septembre à mai, avec une vingtaine d’épisodes par saison. Le calendrier de production suit presque le même rythme. Quand bien même cela laisse au public le temps de découvrir les nouveautés, le sort d’une série débutante est balisé par plusieurs étapes-clés. Si la réception du premier épisode est catastrophique, c’est la mort subite. Si le démarrage (le temps de l’automne) est excellent, la série peut bénéficier d’un renouvellement anticipé (early renewal). Au contraire, s’il est médiocre, la production est avortée (les épisodes restants sont diffusés, ou non). Au fur et à mesure que les semaines défilent, les chaînes peuvent, si besoin, rectifier le tir d’un point de vue créatif, par le marketing, ou en changeant la série de case horaire. Mais attention à celle du vendredi soir : c’est là que l’on envoie les créations brinquebalantes mourir. Quand l’été approche et qu’il n’y a toujours pas eu de renouvellement, la série est sur la sellette. Parfois, c’est seulement après la fin de la saison que l’annulation tombe (une décision rageante en cas de cliffhanger).
Les spectateurs habitués à ce calendrier ne sont donc pas pris de court. Et les très sérieux et implacables chiffres d’audience Nielsen publiés par les networks finissent d’apaiser leurs regrets. L’autre grand atout de l’ère du pré-streaming : il y a toujours la possibilité d’une résurrection ou plutôt dés-annulation. Les séries condamnées sont le plus souvent encore en cours de production au moment de l’annonce, ce qui rend la mobilisation populaire (envoi de lettres, pétitions etc.) plus percutante (voir #sixseasonsandamovie ou Friday Night Lights).
De nos jours, le couperet de la cancellation est quasi irréversible et le meilleur espoir reste un reboot. Les indicateurs traditionnels pour évaluer le succès d’une œuvre ont été surpassés par le nombre d’s abonnements. Le système des plateformes a complètement redéfinit les règles du jeu en termes de renouvellements et annulations. Non seulement Netflix et compagnie ne suivent pas un calendrier prévisible, mais il ne publient pas ou peu de résultats d’audience pour éviter les comparaisons. D’où notre frustration accrue. Cependant, il existe plusieurs éléments qui permettent de comprendre comment les diffuseurs décident du destin d’une série aujourd’hui et comment ils ménagent nos petits cœurs de sériephiles.
Tuto Séries : Comment calculer la rentabilité d’un programme dans l’ère pré-streaming ?
Si l’on devait vous donner la formule, celle-ci équivaut à la différence entre, d’un côté, le coût de production ou le coût acquisition des droits de diffusion (si la série est produite par un studio externe) et, de l’autre, les revenus générés par la publicité. Chaque mois de mai, lors des Upfronts organisés à New York, les chaînes présentent leur programmation à venir, et les annonceurs choisissent les séries sur lesquelles investir. Ils regardent de près les chiffres Nielsen, qui restent l’indicateur de référence pour mesurer l’engagement du public. Une fois la saison lancée, ils peuvent encore ajuster leurs achats publicitaires via le scatter market, en fonction de l’évolution des audiences. Les fans ont donc un réel pouvoir d’influence, mais si les chiffres continuent de baisser, la conclusion est inévitable : c’est l’annulation – que nous comprenions alors intellectuellement à défaut de émotionnellement.
Aujourd’hui : de nouvelles règles du jeu
Un phénomène inédit s’est installé dans l’actualité du streaming… La série The Last of Us (Max) a été renouvelée pour une saison 3 quelques jours avant la diffusion de la saison 2 (le 13 avril). Idem pour Percy Jackson and the Olympians (Disney+)… un an avant la sortie de la seconde saison. Les suites de Nobody Wants This et de The Watcher ont, quant à elles, été annoncées par Netflix deux semaines après le lancement des saisons inaugurales. Voilà ce que l’on appelle des early renewals. Si ce type de renouvellement précoce existait déjà à l’époque des networks, la fenêtre d’attente s’est tellement raccourcie qu’elle en devient inexistante. Cette rapidité a des avantages logistiques clairs pour les plateformes. Cela aide à réduire la durée entre la sortie de deux saisons – sachant que les œuvres les plus coûteuses ont déjà de longs déroulés de prod et de post-prod (Severance, Stranger Things). Les talents n’ont pas l’opportunité de s’engager sur d’autres projets. D’ailleurs, plus la négociation a lieu tôt, plus cela permet de contrôler les salaires avant que les stars/showrunners n’explosent en popularité.

The Watcher coulera encore des jours heureux… jusqu’à la fin de sa prochaine saison (et bien d’autres, on l’espère).
Au-delà des économies, la pratique du early renewal semble être une réponse directe à l’enthousiasme des sériephiles. Alors, tant mieux pour nous ? Pas si simple. Derrière ce rythme frénétique se cachent des mécanismes mercantiles profonds. Rappelons qu’à l’heure actuelle, le système d’abonnement est la fondation du streaming. Même quand une option avec de la publicité est proposée, c’est la progression et/ou le maintien du nombre d’abonné·es qui engrange des profits. Pour cela, deux options : les séries d’archive (voir notre article sur la guerre des droits) et les séries originales.
Les nouvelles sorties s’enchaînent à un rythme soutenu, mais les annulations pleuvent (souvent après une saison unique qui fait office de test dans sa globalité – le mythique épisode pilote ayant pratiquement disparu) pour que les plateformes y trouvent leur compte. Par exemple, Territory sur Netflix et On Call sur Prime ont été écourtées sans fanfare (alimentant la liste des cancellations de 2025). À l’extrême opposé, la fin annoncée et attendue de La Servante écarlate (Hulu) fait que l’on parle ici plutôt de ending.
Annulations et frustrations : le cercle vicieux du streaming
Du côté des cancellations, justement, même si proportionnellement le taux est comparable au passé, le public crie à l’hécatombe. À tel point que Ted Sarandos ressentait en janvier 2023 le besoin de se justifier en affirmant que « Netflix n’a jamais annulé une série qui marche ». Mais un cercle vicieux s’est immiscé dans le milieu du streaming : fatigués de la multiplication des annulations abruptes, les sériephiles préférent attendre que tous les épisodes soit sortis (en cas de diffusion hebdomadaire) ou évitent de démarrer une série avec une seule saison disponible (pour les sorties en bloc). L’investissement en temps est une chose mais, découvrir un univers et s’attacher à des personnages dont l’histoire restera inachevée est une douleur bien particulière, comme on peut le constater sur X ou sous la plume d’un critique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les mini-séries sont de plus en plus appréciées ces dernières années (même s’il y a d’autres facteurs) : pas d’annulation, donc pas de déception possible.
Mais le problème à force de vouloir se protéger de ces émotions négatives, c’est que si les œuvres débutantes ne sont pas vues, elles seront… annulées ! La solution à cette crise de confiance ? Les early renewals bien sûr, ou comment rassurer les abonnés en leur donnant l’impression d’être écoutés et en nourrissant leur désir du tout, tout de suite. “Vous êtes tentés par une série qui pourrait vous plaire ? Sachez qu’il y en aura plus”. Cette tendance garantit aussi la promotion gratuite de l’œuvre en question (c’est le même principe que le saucissonnage des saisons en deux), et maximise ses chances d’attirer de nouveaux abonnés. Le cercle vicieux se transforme en cercle vertueux et justifie l’investissement dans une nouvelle saison.

Représentation visuelle de notre perplexité et déception face à l’annulation subite de Mythic Quest
Les plateformes ont même réussi à projeter une impression de longévité avec le double renouvellement anticipé (une pratique empruntée aux networks). Ainsi Emily in Paris, Bridgerton, Ginny & Georgia (Netflix), Silo (Apple TV+) et Invincible (Prime) ont reçu le feu vert pour deux saisons supplémentaires d’un coup, faisant (presque) d’elles des maxi-séries instantanées. Cette solidité reste artificielle : après un renouvellement sur Apple TV+ en 2021 qui présageait d’un avenir au beau fixe, Mythic Quest est annulée en 2025.
Pourtant, cette méthode pour retenir les fans paie. En tant que plateforme précurseur, Netflix domine encore aujourd’hui le marché avec 300 millions d’abonnés et elle a le plus bas taux de résiliation (churn rate) : 2% de départs chaque mois. Elle réussit même le tour de force de reconquérir des abonnés-déserteurs grâce à des séries à haut potentiel d’attractivité comme Adolescence ou Squid Game (qui est, rappelons-le, une mini-série qui a été renouvelée en raison de son incroyable succès). Ainsi, 61% des utilisateurs qui ont quitté la plateforme sont de retour en moins d’un an.
La mesure du succès
Ultra efficace pour retenir des abonné·es, le traitement de faveur du early renewal ne peut concerner qu’une poignée de séries choisies pour leur popularité, budget oblige. Comment les plateformes font-elles leur choix ? Ce ne sont plus les chiffres Nielsen qui nous donneront ici la réponse. Bien que le groupe ait introduit en 2020 un classement des séries les plus vues toutes plateformes confondues, celles-ci estiment qu’il ne reflète qu’une réalité incomplète. Le problème étant que les distributeurs eux-mêmes ne publient pas de résultats détaillés. Sur ce sujet, c’est encore une fois Netflix qui donne le la.
Face à la clameur grandissante du public, de la presse et des créateurs, un premier aperçu de « résultats d’audience » sort en 2019. Les Top 10 hebdomadaires arrivent en 2021. Introduite pour pallier des difficultés de trésorerie ou d’image, cette stratégie d’ouverture continue d’évoluer au fil du temps. Fin 2023, dans la foulée de la grève des scénaristes et de demandes accrues en termes de transparence de la part des services de streaming, Netflix publie son premier rapport bi-annuel, What We Watched. Le changement le plus significatif concerne le calcul des audiences. L’ancienne métrique utilisée (le nombre d’heures vues pour chaque programme) est remplacée par le nombre d’heures vues divisées par la durée du programme, ce que Netflix appelle views. Pour citer Tony Maglio qui résume cette transition dans IndieWire, « Ce n’est pas forcément plus transparent, mais c’est plus net ».
Le rôle clé du completion rate
Alors, le public est-il mieux équipé pour comprendre les raisons derrière telle ou telle annulation ? Pas vraiment. La frustration prend plutôt de nouvelles formes. En effet, quand des séries hyper-médiatisées, comme Cowboy Bebop, ou bien implantées dans le Top 10, comme 1899, sont annulées inachevées un mois environ après leur sortie, la colère et l’incompréhension explosent. En théorie, ces œuvres sont rentables, non ? Si le Top 10 n’est pas un critère suffisant, quels sont les autres éléments décisifs ? Une série qui marche ce serait une série qui attire de nouveaux abonnés (car elle est dévorée immédiatement après inscription) ? Ou à l’inverse une série regardée par les abonnés les moins actifs (quand ils décident de consacrer leur temps précieux à la série en question) ? Oui, mais pas que.
Comme le perçoit le journaliste Joseph Adalian dès 2018 quand il visite la machine Netflix pour New York Magazine, l’indicateur suivant est fondamental : le completion rate (taux d’achèvement), et ce dans une fenêtre de 28 jours (soit les quatre premières semaines après la sortie). Rien à voir avec les zombies, quoique il y a beaucoup de séries mort-vivantes qui errent dans le catalogue de Netflix… Cinq ans plus tard, alors que les annulations à la chaîne sont plus critiquées que jamais, la société d’analyse Plum Research fait le même constat pour Variety, avec preuves à l’appui. Elle compare plusieurs œuvres avec de bons chiffres d’audience, certaines annulées, d’autres non. C’est le completion rate qui semble faire la différence. Ainsi la série 1899, qui était restée plusieurs semaines au Top 10, montre un taux bas de 35%. Et moins de 65% des abonnés auraient regardé plus d’un seul de ses épisodes à la fois, preuve de son faible potentiel de binge-abilité. Impossible, dans ce schéma, de réserver un visionnage pour plus tard, car cela revient à mettre du plomb dans l’aile d’une série qui pourrait bien devenir votre prochaine œuvre de chevet…

Sériephiles, le sort de votre série préférée est (très peu) entre vos mains…
Une autre société d’analyse de données de streaming, Digital I, arrive à une conclusion similaire et va un cran plus loin : si 50% du temps la série n’est pas finie au bout des fameux 28 jours, elle sera probablement annulée – même lorsqu’elle fait le buzz. Dans les exemples mentionnés pour lesquels plus de 50% des curieux ont regardé la totalité de la saison « à temps », on trouve Heartstopper qui a continué sa route pour quelques années supplémentaires et The Lincoln Lawyer qui exerce toujours. CQFD. L’étude mentionne aussi Squid Game qui représente le scénario jackpot pour Netflix : un budget de production très raisonnable, des views élevées et un taux d’achèvement de 87% pour la première saison. Pas étonnant qu’elle ait été renouvelée pour un troisième (et dernier) volet. Dans un marché du streaming qui arrive à saturation, on comprend désormais l’importance de cette métrique qui dénote à la fois la curiosité et la satisfaction des abonnés. Les données statistiques pures semblent avoir bel et bien détrôné les qualités artistiques, le succès critique ou même l’engouement du public.
Alors, Player 456, maintenant que vous connaissez les règles de ce jeu impitoyable, il ne vous reste plus qu’à vous jeter sur cette nouvelle série, sinon vous savez qui risque d’être éliminé…