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Par Margaux Baralon

De Dallas à Succession, en passant par Dynasty ou The White Lotus, les séries raffolent des ultra-riches. S’ils sont d’excellents personnages de fiction, notamment car ils concentrent des enjeux narratifs démesurés, les Logan Roy du petit écran sont aussi là pour susciter l’envie ou la répulsion, et même ouvrir leur monde très fermé au grand public, selon l’autrice et journaliste Ariane Nicolas.

« La vie, ce n’est pas être un chevalier à cheval. C’est un chiffre sur un bout de papier. Un combat dans la boue pour un couteau. » Cette punchline, lancée parmi tant d’autres par Logan Roy, le patriarche de la série Succession, dans l’épisode 8 de la saison 3, résume bien l’état d’esprit de ce personnage multimilliardaire. Qu’importent la morale, les exploits chevaleresques et le panache, tout n’est qu’affaire d’argent, et un argent que l’on gagne à la sueur de son front. Comme les clients des hôtels paradisiaques de The White Lotus, les ados pourris gatés de l’upper east side dépeints dans Gossip Girl, ou la dynastie Ewing de Dallas, les Roy sont des ultra-riches comme les séries adorent les mettre en scène… et nous, les regarder. 

ce qui les rend intéressants

Car les ultra-riches, dans les séries, sont d’abord des personnages complexes et torturés.
« Ce qui n’a jamais changé au fil des décennies, c’est que nous aimons les riches avec des drames familiaux, analyse Ariane Nicolas, journaliste chez Philosophie Magazine et autrice de l’essai Succession, la violence en héritage (éd. Playlist Society, 2024). Dans Dallas, tout le monde est milliardaire mais c’est précisément parce qu’il y a des intérêts financiers en jeu qu’il y a des conflits partout. Les rapports de pouvoir, réels ou symboliques, sont plus visibles. La richesse se transmet, et avec elle des charges et des responsabilités. » Et quelques problèmes existentiels au passage. C’est ainsi que les quatre enfants Roy de Succession ne cessent de se disputer les miettes de l’attention et de l’estime de leur père, qui pèse plusieurs milliards. Dans Gossip Girl, les relations exécrables qu’entretiennent Serena, Blair et Chuck avec leurs parents sont au cœur de l’intrigue et de leurs névroses. 

Les enjeux dramatiques deviennent alors proportionnels aux fortunes, qui elles-mêmes créent du conflit, moteur idéal de la dramaturgie. Parfois, cela se mue même en tragédie shakespearienne, avec des personnages frappés par la fatalité et l’incapacité d’échapper à leur destin. Pour Ariane Nicolas, Tom, le gendre de Logan Roy dans Succession, en est le parfait exemple. « Plus il grimpe les échelons, plus il se rend compte que cela le rend malheureux. Mais plus il est aussi fier d’être arrivé là où il est et se rend compte qu’il ne peut revenir sur ses choix. » Sans oublier qu’atteindre des sommets permet aussi des chutes vertigineuses… là encore, on retrouve un bon catalyseur dramatique.

entre fascination et répulsion

Les personnages eux-mêmes, lorsqu’ils sont bien écrits, donc complexes, suscitent des réactions ambivalentes des spectateurs. Une fascination-répulsion bien connue, qui commence, selon Ariane Nicolas, avec l’envie, une véritable « passion française ». « À partir du moment où la société promet une égalité de condition théorique, on se dit que les ultra-riches pourraient être nous. Si nous avions eu un coup de chance, des facilités… nous aurions pu être à leur place. » Et ce d’autant plus qu’il nous est souvent donné la possibilité d’infiltrer ces milieux inaccessibles via des personnages plus terre à terre : le jeune Dan, pauvre perdu chez les bourgeois dans Gossip Girl, le personnel des hôtels dans The White Lotus ou encore, avec Industry, Harper Stern, lancée dans le milieu du trading londonien alors qu’elle est d’origine très modeste.

Les séries ne rendent pas seulement envieux, elles permettent aussi (d’essayer) de ressembler aux ultra-riches. Succession, par exemple, a remis au goût du jour en 2023 le « quiet luxury », tendance mode consistant à porter des vêtements et accessoires très chers mais aussi très discrets. Avant elle, Gossip Girl avait lancé le style preppy, soit BCBG mais à la moulinette américaine, fait de serre-têtes et de chemisiers col claudine. Dès la diffusion en 2008, le New York Times sondait des spécialistes de la mode qui notaient que des marques comme Marc by Marc Jacobs, avaient intégré ces influences dans leurs prochains défilés.

De l’autre côté, la répulsion est généreusement fournie par les scénaristes, qui ne se lassent jamais de charger leurs personnages de vicissitudes. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer Mike White, le showrunner de The White Lotus, pousser chaque saison un peu plus les curseurs de la vilenie des richissimes touristes qui lui servent de protagonistes. Arrogants, égoïstes, manipulateurs, ils sont aussi violents et, pour certains d’entre eux, complètement pervers, à l’instar des frères Ratliff dans la troisième saison. Issus d’une famille wasp (les blancs protestants anglo-saxons) très aisée, ils se partagent entre un aîné masculiniste qui ne se nourrit que de shakers protéinés et un cadet timide. Et vont finir, preuve ultime qu’il n’existe aucune limite, par s’adonner à du sexe incestuel. 

Les riches chez Mike White sont si détestables qu’on peut se demander si la série n’a pas une valeur cathartique de revanche, via la fiction, sur cette classe aisée qui se croit tout permis. Tournés en ridicule, parfois malmenés jusqu’à la mort, ces millionnaires servent la satyre, tradition « qui remonte au théâtre, rappelle Ariane Nicolas, comme chez Marivaux ou Molière avec son Bourgeois gentilhomme et ses Précieuses ridicules ». En des temps où, hors des écrans, les inégalités sociales fracturent une société de plus en plus polarisée, où le débat autour de la taxation des ultra-riches s’électrise, personne ne s’étonnera que la satyre trouve son public. 

un regard plus politique

C’est d’ailleurs, selon la journaliste, sûrement ce qui a le plus changé dans la façon dont les séries s’emparent de la vie de ces « 1% » privilégiés : « désormais, la fiction les analyse de façon un peu plus marxiste », avance Ariane Nicolas. Dans Gossip Girl, l’origine de l’argent des familles Van der Woodsen ou Waldorf, les conséquences de leur mode de vie ou même le modèle économique de leur existence d’ados pourris gâtés ne préoccupait personne. À l’inverse, Succession montre de manière souvent crue les dégâts causés par les Roy. Que ce soit en faisant taire des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, en traitant par-dessus la jambe la question du suicide d’un salarié au travail, ou en adoubant sans scrupule un candidat d’extrême droite à la présidentielle, les conséquences concrètes de leurs choix sont montrées sans ambigüité. « C’est une série qui adopte un point de vue marxiste dans la mesure où ce qui fait l’histoire, ce n’est pas la fatalité, mais bien la production économique. Et derrière, il y a des gens qui décident consciemment de faire tel ou tel choix. Pour Logan Roy, tout est marché, tout est comptable, les gens sont des nombres, des choses, et n’ont aucune autre valeur que matérielle, développe Ariane Nicolas. Il n’y a pas tant de séries qui montrent autant ce cynisme et n’excusent jamais leurs personnages d’être des tortionnaires ou des manipulateurs. » Certes, le capitalisme est un système qui, comme tout système, broie quiconque oserait trop en faire fi. Mais le système est bel et bien construit et entretenu par des individus.

La fiction peut même prendre des allures de documentaire. Volontairement incompréhensible dans un nombre incalculable de dialogues très réalistes, Industry a été écrite par Mickey Down et Konrad Kay, qui ont tous deux travaillés dans la finance. Via la fiction, ces derniers ont ouvert une fenêtre sur un monde extrêmement secret, que le public lambda ne côtoie pas et auquel les journalistes ont rarement accès. Le même principe préside d’ailleurs à Succession et ses discussions sur l’optimisation des richesses ou la meilleure façon de ne pas être renversé par un conseil d’administration. « Avec Succession, on va dans le dur : on entre dans les buildings pour observer la répartition des tâches et la fiction restitue bien comment ces personnes se débrouillent pour capter la richesse au maximum et, surtout, ne pas la faire ruisseler », note Ariane Nicolas. Et cela présente, selon la journaliste, un véritable intérêt pour les gens devant leur écran : détricoter le double discours des ultra-riches qui affirment, dans la “vraie vie”, être incapables de payer plus d’impôts. Pour preuve, les débats houleux autour de la taxe Zucman, destinée aux foyers fiscaux au-dessus des 100 millions d’euros de patrimoine, prônée par la gauche, et rejetée en bloc par la droite et les premiers concernés, qui l’estiment confiscatoire. « Quand on a vu Succession, on sait très bien que ce n’est pas vrai. » Reste alors une question : « Comment traduire politiquement ce que montre la série ? » Jesse Armstrong et les affres des Roy pourraient-ils conduire à la révolution ?

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