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Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

De Conflict à The Fortress, en passant par Occupied ou Homeland, les séries adorent s’intéresser aux fractures internationales. Parce que la géopolitique est un formidable moteur narratif, évidemment, mais aussi parce que la fiction devient un enjeu de soft power. 

Au sud de la Finlande, la presqu’île de Hanko, connue pour ses belles plages et ses maisons colorées, est l’endroit le plus ensoleillé du pays. C’est là, sur cette avancée dans la mer Baltique, qu’on expérimente, dit-on, la véritable douceur de vivre à la finlandaise. C’est là aussi, dans le premier épisode de la série Conflict, disponible sur Canal+ depuis fin janvier, que des hommes armés jusqu’aux dents débarquent pour prendre le contrôle des terres. Qui sont-ils ? Que veulent-ils exactement ? Cette fiction raconte la guerre au XXIe siècle, celle qui ne se joue plus entre deux nations à l’ancienne mais avec des milices pilotées dans l’ombre par on ne sait trop quelle puissance, et dont l’issue dépend autant des forces en présence que de l’intelligence de communicants.

Les soubresauts géopolitiques de la planète ont largement alimenté les séries depuis des années. Sortie en septembre 2024, l’intelligente The Fortress imaginait une Norvège barricadée face à un afflux massif de réfugiés climatiques et confrontée à des menaces extérieures et intérieures. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a aussi remis sur le devant de la scène Occupied, autre dystopie norvégienne qui racontait, dès 2015, une invasion russe sur son sol, avec cette fois la complicité de l’Union européenne. Dans son genre, Homeland était une exploration (controversée) des fractures internationales post-11 septembre. Et Fauda une plongée (controversée, aussi) dans les méandres du conflit israélo-palestienien.

Tous les ingrédients d’une saga

Pour des showrunners et scénaristes, l’intérêt pour la géopolitique vient d’abord de son potentiel narratif. « Cela crée tous les ingrédients d’une saga », résume Virginie Martin, politologue, professeure de sciences politiques à la Kedge Business School et autrice du livre Le charme discret des séries (éd. Humensciences, 2021). Rien que dans Homeland, le personnage principal, l’enquêtrice de la CIA Carrie Mathison, s’intéresse au terrorisme en Iran, au Liban, en Irak, au Pakistan et en Afghanistan, avec les multiples rebondissements que cela implique. Pour reprendre les termes de Virginie Martin, voilà du « gros story-telling », qui assure de garder les spectateurs et spectatrices en haleine. 


Homeland

Mais l’ambition est aussi d’analyser, voire exorciser, les peurs contemporaines, particulièrement celles nées après le 11 septembre 2001. C’est, en tout cas, la thèse défendue par Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’Institut français de relations internationales (Ifri) et auteur de La géopolitique des séries (éd. Stock, 2016). Selon lui, les séries permettent de dresser « un catalogue des peurs du monde ». « La peur du terrorisme, si bien théorisée par Homeland, la peur de la crise des démocraties avec House of cards, la peur de la menace russe avec Occupied, la peur du chaos avec Game of Thrones », égrenait-il lors d’une masterclass à Séries Mania

La géopolitique s’accorde à tous les genres

Dans son ouvrage, Dominique Moïsi explique par exemple que si Game of Thrones est une série fantasy, qui se déroule dans un monde imaginaire peuplé de dragons, elle n’en reste pas moins un miroir du monde contemporain. Les sauvageons qui espèrent s’échapper du grand nord pour rejoindre Westeros rappellent ainsi les migrants, tandis que le personnage de Jon Snow, qui leur permet de passer le fameux mur qui les sépare de leur objectif, applique la même politique d’ouverture et d’accueil que la chancelière allemande Angela Merkel en 2015-2016.


Downtown Abbey

La géopolitique a d’ailleurs cet avantage d’être soluble dans quasiment tous les genres. La politique et l’espionnage, bien entendu, mais donc aussi la fantasy ou le drame. Dominique Moïsi cite par exemple l’ultra-populaire Downton Abbey, qui se concentre sur une famille aristocrate britannique sur trois décennies, entre 1910 et 1930. A priori, il est plus question d’amour et de succession que de relations internationales. Et pourtant, le fracas du monde apparaît constamment en toile de fond, façonnant les intrigues et les personnages. Même s’il s’agit là de la Première Guerre mondiale ou de la montée du fascisme, Downton Abbey parle de bouleversements sociaux proches des nôtres. « Sommes-nous, nous aussi, comme les héros [de cette série], entre deux mondes, inconscients des changements profonds qui sont en train de se produire ? », s’interroge Dominique Moïsi. Le chercheur voit dans Downton Abbey un moyen de trouver refuge face à un monde chaotique.

Quand la réalité rattrape la fiction

Le chaos finit d’ailleurs parfois par rattraper la fiction. Si l’exil des sauvageons de Game of Thrones est porté à l’écran en 2015, soit en pleine crise migratoire en Europe, la série avait bien entendu été tournée avant. Occupied est aussi sortie en 2015, sept ans avant l’invasion russe en Ukraine. L’afflux de réfugiés ukrainiens en Europe figurait également déjà dans la série britannique Years and Years, sortie en 2019. 

Plus qu’une preuve de la prescience des créateurs de séries, il faut précisément y voir un grand sens de l’observation du temps présent. « Il y a un truc de scénariste au départ, c’est de se demander ‘et si’. ‘Et si’ ça dégénère ? », expliquait ainsi Éric Benzekri, qui a imaginé Baron Noir et La Fièvre, dans le podcast « Un Épisode et j’arrête ». Ces deux fictions politiques ont imaginé avant l’heure de profonds bouleversements sociaux en France, comme un mouvement semblable à celui des Gilets Jaunes, et avant Emmanuel Macron l’élection d’un président hors des partis (il s’agissait d’une présidente dans Baron Noir). Mais Éric Benzekri ne se voit « ni prophète, ni oracle », simplement curieux et attentif. « Quand il y a de nouvelles théories politiques, de nouveaux mouvements, je les prends au sérieux. C’est un bon exercice à faire que de ne pas se dire que ça n’arrivera jamais. Pour moi, il y a bien un côté dystopique mais j’analyse le présent. Si on le tire un peu, on a l’avenir. Si j’ai pu l’écrire avant, ce n’est pas parce que je suis voyant mais parce que c’était déjà là. » 

Pour Virginie Martin, ces fictions « jouent comme des lanceurs d’alerte ». « Nous sommes face à des dystopies, ou des contre-utopies, qui nous plongent souvent dans des sociétés imaginaires avec une sur-autorité, une surveillance cyber généralisée, un effondrement écologique… Les scénaristes s’inscrivent dans cette tradition, qu’on voit chez beaucoup d’auteurs classiques de romans de science-fiction, d’exagération et d’alerte. Peut-être sont-ils eux-mêmes pétris d’angoisses et d’interrogations, qu’ils portent à l’écran, et qui deviennent alors celles de tout le monde. »

Du marketing au soft power

Mais l’intérêt de la géopolitique est aussi plus prosaïque. « Cela crée de bons produits marketing, analyse Virginie Martin. Comment intéresser aujourd’hui le monde entier à votre série si vous ne traitez pas d’autres pays que le vôtre ? Il est important de ne pas s’adresser qu’à une seule partie du monde. » L’adaptation sur Netflix du Problème à trois corps, une saga littéraire de science-fiction chinoise au départ, illustre bien cet objectif : l’histoire a été déplacée au Royaume-Uni, une large part du casting est occidentale mais venue de pays très différents, et cela implique l’ajout d’éléments géopolitiques dans l’intrigue, qui tourne beaucoup autour d’une coopération internationale pour faire face à des menaces extraterrestres. Derrière ces changements, les producteurs de la série ont pour ambition de s’adresser au plus grand nombre. « Cela figurait dans nos directives dès le début : on devait faire une série internationale », explique ainsi l’un des showrunners, Alexander Woo, au Hollywood Reporter.


Le Problème à trois corps, série d’ouverture de Séries Mania 2024

Et de nombreuses séries n’hésitent pas à profiter de cette puissance marketing pour vendre une certaine vision du monde. Pour Virginie Martin, « chacun des pays a envie, via la fiction, de raconter ce qu’il est. Ils prennent en charge leur histoire, et cela crée de la géopolitique ». À leur façon, Years and years ou Downton Abbey racontent l’essence de la Grande-Bretagne, tandis que la Norvège précise son positionnement géopolitique difficile, et méconnu de l’Europe de l’Ouest, dans Occupied

Les séries font partie d’un « soft power plus global », poursuit Virginie Martin. Avec tout ce que cela peut comporter de partis pris. Si Fauda est souvent saluée comme une fiction efficace et très bien ficelée, elle est aussi critiquée parce qu’elle porte un regard biaisé sur le conflit israélo-palestinien. Amélie Férey, enseignante en théorie politique et relations internationales à Sciences Po, a ainsi expliqué dans un long article que les représentations des communautés arabes dans la série ne sont pas toujours réalistes, et que les difficultés quotidiennes expérimentées en Cisjordanie sont souvent minimisées par la fiction. De même, les représentations des pays non-américains dans Homeland ont attisé le feu des critiques, qu’elles soient jugées inexactes (en 2015, l’ambassade du Pakistan aux États-Unis s’était fendue d’un communiqué pour dénoncer les « stéréotypes » de la saison 4) ou islamophobes. Il ne manquerait plus qu’une série déclenche à elle seule une crise géopolitique… 

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