OK

Par Marion Miclet | @Marion_en_VO

S’il y a bien un débat qui ne mérite pas d’être renouvelé pour une saison supplémentaire, c’est celui de la supériorité du cinéma sur la télévision. La maturité du premier n’empêche pas l’essor de la seconde mais, plutôt, lui sert de modèle. Si on se penchait sur ce qui les rapproche ?

D’argent et de sang est un baptême télévisé pour deux vétérans du cinéma français : Xavier Giannoli et Vincent Lindon. Présentée en première mondiale au festival du film de Venise, la série comptabilise déjà dix fois plus de visionnages que le nombre d’entrées en salles pour Illusions perdues du même Giannoli – César du meilleur film en 2022. Le meilleur des deux mondes ?

Vincent Lindon dans la série D’argent et de sang – Canal+

De Paris à Los Angeles, le boom du câble et du streaming a révolutionné la quantité, mais surtout la qualité, des contenus télévisés. Les séries « d’antan », diffusées sur les grandes chaînes privées généralistes, avaient pour but de remplir les cases entre deux publicités et rendre le public heureux (ou surpris, effrayé…) pour qu’il consomme. Pour tenir le rythme d’une semaine à l’autre, les créateurs prenaient peu de risques narratifs (à l’exception des cliffhangers addictifs) ou visuels – sans parler des restrictions « de mœurs ». Les œuvres qui s’élèvent au-dessus du lot à l’époque réussissent l’exploit de dépasser le divertissement commercial au profit de l’art.

Le cinéma lui aussi est tiraillé entre ces deux pôles. Les films d’auteur côtoient les franchises de super-héros infinies. Des deux côtés, il y a du bon et du moins bon. Et des deux côtés, des spécificités intrinsèques. Les intrigues et personnages de séries sont développés sur la durée, tandis que les films (quand ils ne multiplient pas les suites) délivrent immédiatement une expérience complète. Des différences qui n’empêchent pas l’émulation mutuelle, pour le plus grand bonheur du public. Alors, qui ont été les pionniers de ce rapprochement, et comment cela enrichit notre paysage audiovisuel ?

Les talents, entre grand et petit écran

Depuis toujours, la direction immuable pour être respecté à Hollywood est l’ascension de la télévision vers le cinéma. Parfois, la star consacrée réussit à faire oublier sa plateforme de lancement en enchaînant avec une filmographie éblouissante, comme Leonardo DiCaprio (découvert dans Quoi de neuf docteur ?) et Michelle Williams (Dawson). Parfois, le personnage est tellement mythique qu’il colle à la peau : George Clooney/Dr Ross, Will Smith/Le Prince de Bel-Air, Jennifer Garner/Alias. Et si certains artistes se sont spécialisés dans l’art du va-et-vient (Michael J. Fox, Don Cheadle, ou le scénariste Aaron Sorkin), les marches de Cannes ou l’Oscar restent la reconnaissance ultime. Ces dernières années, les trajectoires « descendantes » se multiplient pourtant, preuve que les cartes de l’influence culturelle ont été rebattues. La télévision est devenue un haut-lieu d’exploration artistique, avec des budgets au service des showrunners visionnaires. C’est aussi un terrain de jeu excitant pour les comédiens, particulièrement les comédiennes quand le cinéma leur offre peu d’opportunités : Jane Fonda (Grace and Frankie), Reese Witherspoon, Nicole Kidman et Meryl Streep (Big Little Lies), Julia Roberts (Homecoming, Gaslit), et bientôt Natalie Portman (Lady in the Lake). 

Julia Roberts dans la série Homecoming – Prime Video

En France, la frontière est peu perméable. Dix pour cent, qui par définition s’en moque puisqu’il s’agit d’une série sur l’envers du décor du septième art, est l’exemple le plus éclatant de l’abolition de ce complexe d’infériorité. Non seulement elle emploie le gratin du cinéma français dans leurs propres rôles, mais les acteurs qui jouent les agents sont désormais des stars à part entière. Quand Camille Cottin donne la réplique à Matt Damon dans Stillwater, personne ne s’en étonne. Idem quand Juliette Binoche enchaîne sa participation à Dix pour cent avec les séries The Staircase et The New Look (à venir sur Apple TV+). Xavier Dolan (La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé) et Cédric Klapisch (précurseur avec Dix pour cent, puis Salade grecque) ont aussi choisi le petit écran pour leurs projets récents, citant une affinité avec l’écriture sérielle, et l’envie d’une narration différente. Si le chemin autrefois escarpé et dangereux du cinéma vers la télévision est maintenant une autoroute embouteillée, c’est grâce à un défricheur en particulier : la chaîne câblée HBO.

It’s not TV, it’s HBO

Dès les années 1980, elle oriente sa ligne éditoriale vers la mini-série, un concept hybride qui permet une grande liberté de ton, de forme et de sujets, mais ne nécessite pas un engagement au long cours. C’est d’autant plus attractif pour les artistes que la chaîne qui fonctionne par abonnement (et se fiche donc de la censure des annonceurs) ne lésine pas sur les coûts de développement. Plusieurs mini-séries font l’événement : Band of Brothers (2001), produite par Tom Hanks et Steven Spielberg ; Angels in America (2003), réalisée par Mike Nichols avec Meryl Streep, Emma Thompson et Al Pacino ; et Mildred Pierce créée par Todd Haynes pour Kate Winslet (après son Oscar, évidemment). En 2014, True Detective oriente HBO vers le format anthologique. La première saison avec Matthew McConaughey (post-Oscar) et Woody Harrelson fait sensation. Avec leur fameux slogan « It’s not TV. It’s HBO », la séparation entre cinéma et TV semble abolie. Cette philosophie se retrouve également dans la production de séries à saisons multiples, avec la pionnière Six Feet Under d’Alan Ball (vous l’aurez deviné, dans la foulée de son Oscar). 

Kate Winslet dans Mildred Pierce – HBO


Cette œuvre culte augure l’âge d’or de la télévision de prestige du début des années 2000 (Les Soprano, Mad Men, Breaking Bad), qui laisse place à la Peak TV avec la domination des plateformes de streaming. Celles-ci ayant observé que le modèle HBO est la meilleure façon de séduire l’élite des talents, elles encouragent également l’expérimentation créative. Comme l’affirme Ted Sarandos, le coCEO de Netflix, dès 2013 : « Le but pour nous c’est de devenir HBO plus vite que HBO ne peut devenir Netflix ». La plateforme travaille avec Kevin Spacey, Winona Ryder, Ava DuVernay, Baz Luhrmann, Tim Burton, Spike Lee… Grâce à leur style signature, ils éclipsent l’ère des séries de network sans âme.

Expérimentations visuelles

Les œuvres télévisées ont maintenant atteint la polyvalence du septième art. Mentionnons tout de même quelques feuilletons précurseurs : Twin Peaks de David Lynch, Urgences produite par Steven Spielberg (voir l’usage de la steadycam et l’épisode tourné par Quentin Tarantino), ou encore Lost. Mais c’est grâce à la conversion télévisuelle récente de nombreux cinéastes au style très affirmé – Steven Soderbergh (The Knick), David Fincher (House of Cards, Mindhunter), Martin Scorsese (Boardwalk Empire, Vinyl), Paolo Sorrentino (The Young Pope), Jane Campion (Top of the Lake), Marco Bellocchio (Esterno Notte) ou Steve McQueen (Small Axe) – qu’une esthétique ultra-ambitieuse s’est installée de façon durable dans nos salons. Mais pas que. L’audace a aussi lieu à l’échelle intime, portée par des talents issus de la télévision. The Handmaid’s Tale, Mr. Robot, Servant, Severance et The Bear sont des séries qui réinventent le concept du huis-clos physique, mental ou sociétal avec excellence. Des mises en scène sans compromis soutenues dans un cas comme dans l’autre par des budgets spectaculaires. 

Severance – AppleTV+

Le mode de consommation resterait la frontière finale de la convergence entre films et séries. L’un en salle obscure, l’autre installé sur un canapé. Mais là aussi la ligne vacille. De plus en plus de films – produits par les plateformes – délaissent les salles de cinéma à leur sortie. A l’inverse, certaines séries sont trop ambitieuses pour être regardées uniquement sur ordinateur, ou pire, téléphone ! Les festivals internationaux, de séries mais aussi de cinéma, leur offrent enfin le grand écran qu’elles méritent. Choisir un film ou une série, ce n’est plus une question de hiérarchie, car nous avons plus de possibilités que jamais, plus de qualité, plus de confort. Le cinéma de quartier ou les multiplex reste un lieu d’expérience de visionnage immersive et collective irremplaçable. Quant aux séries, sans cesse réinventées d’épisode en épisode et de saison en saison, elles entretiennent une relation unique avec leur public. Où qu’on les regarde, cette complicité est impossible à reproduire. À vous de choisir.

La France, nouvel Eldorado des séries internationales

All the Light we Cannot See filmée à Saint-Malo, Transatlantic à Marseille, The Walking Dead: Daryl Dixon et, bien sûr, Emily in Paris dans la capitale… Comment la France attire-t-elle les séries du monde entier ?

Lire l’article