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Par Laurence Herszberg, directrice générale de Séries Mania et Pierre Ziemniak, chef de projet pour Séries Mania

Tribune parue dans Le Monde, le 13 février 2021.

“La réalité dépasse toujours la fiction” : la pandémie de COVID-19 a donné une nouvelle fraîcheur au vieil adage, non démenti après une année faite de confinements et de couvre-feux. Rares phares encore allumés dans un secteur culturel à l’arrêt, les séries ont une responsabilité majeure : réinventer leurs récits et leurs propositions formelles pour dire l’irruption de cet impensable dans nos vies, suspendues à un état d’urgence sanitaire sans fin. Au-delà des discours scientifiques, en quoi peuvent-elles nous aider à penser cette nouvelle normalité faite de restrictions de nos libertés ?

à l’image des personnels soignants, les fictions médicales se sont retrouvées en première ligne face au choc épidémique.

À l’image des personnels soignants, les fictions médicales se sont retrouvées en première ligne face au choc épidémique. Un parallélisme qui s’explique par la facilité à y insérer des intrigues tournant autour du virus : aux États-Unis, les populaires Grey’s Anatomy et The Good Doctor (ABC) se sont ainsi employées à illustrer la situation sanitaire catastrophique et la fatigue des médecins. Avec une limite : du fait de leur cible grand public et de leur ton consensuel, elles ne s’aventurent pas à analyser une situation sanitaire plus globale, et encore moins à en interroger la gestion politique.

The good doctor

L’époque a toutefois fait émerger un autre type de proposition sérielle, légitimant par la fiction ce que nos vies ne connaissent désormais que trop bien : le dévoilement de l’intimité des foyers par la visioconférence permanente. Combien de chambres ou de salons avons-nous visité depuis un an grâce aux technologies numériques ? Les dialogues par écrans interposés de l’anthologie Social Distance (Netflix) sont l’aboutissement de ces interactions sociales entravées par les interdictions de rassemblements. Quelle place pour l’émotion quand le moindre contact humain relève du danger sanitaire ? Le second épisode, qui suit le deuil impossible d’une famille à travers un enterrement à distance, donne une illustration poignante au phénomène.

Il faut aller voir du côté d’Israël pour trouver une critique politique de ce panoptique d’un nouveau genre : la pandémie consacre la surveillance généralisée comme instrument de contrôle social. La série de courts métrages 100 Meters Apart, initiée par la chaîne câblée HOT, nous fait ainsi partager dans son deuxième épisode la mission d’un agent habituellement chargé de la traque antiterroriste, mais exceptionnellement assigné au contrôle de la population civile. Un système d’écoute téléphonique lui permet de en effet de détecter et signaler la moindre violation du confinement. Dénonciation des mesures liberticides mises en place par les autorités israéliennes pour lutter contre le virus, la série – tournée en dépit des mesures de restriction locales – s’inscrit en témoin de cette ère du soupçon qui caractérise notre présent.

D’autres séries, sombrement prophétiques, nous avaient pourtant mis en garde contre de telles dérives antidémocratiques.

D’autres séries, sombrement prophétiques, nous avaient pourtant mis en garde contre de telles dérives antidémocratiques. La flamande Cordon (VTM) – présentée à l’époque à Séries Mania – était la première à imaginer, dès 2014, la mise en quarantaine de tout un quartier d’Anvers par la force, consécutive à la découverte d’un virus inconnu. Le cordon sanitaire ainsi déployé, matérialisé par d’imposants containers, délimite l’espace d’un laboratoire du chaos où le scénariste Carl Joos fait de chaque protagoniste – qu’ils soit policier, scientifique, journaliste, adolescent – un représentant d’une société civile livrée à elle-même. Si leur situation dramatique et l’absence des autorités conduisent les habitants à exprimer leur solidarité entre eux, elle entraîne également une explosion des théories du complot et la stigmatisation des étrangers, soupçonnés d’avoir amené l’agent pathogène ; un avertissement qui résonne étrangement au temps du COVID-19.

La germano-danoise Sløborn (ZDF) de Christian Alvart, plus éprouvante encore, élargit sa zone d’expérimentation à une île de la mer du Nord progressivement frappée par une grippe aviaire meurtrière. Tournée avant la pandémie mais diffusée pendant l’été 2020, elle déploie patiemment son programme anxiogène : jeunesse pointée du doigt dès l’apparition des premiers cas, confiscation par les autorités de tous les réseaux de communication au profit d’un seul canal officiel, mise en place de mouroirs à l’insu de la population et constitution de groupes néo-fascistes en réaction à la politique gouvernementale. Vision cauchemardesque mais douloureusement réaliste d’une épidémie hors de contrôle, la série emmène ses spectateurs jusqu’au point de non-retour : le déplacement forcé et massif de populations, mesure prise en désespoir de cause par des gouvernants dépassés.

Sløborn

Il existe un contrepoint radical à ces productions occidentales critiques et inquiètes. Accessible légalement sur iQiyi partout dans le monde, la série chinoise With You dresse un portrait édifiant d’une nation exemplaire en période de crise, entre dévouement des personnels soignants de Wuhan et coopération citoyenne. “Nous sommes des médecins, mais nous sommes aussi des soldats”, comme cette production patriotique dont on peut s’interroger sur la véracité aime à le marteler. L’éloge panégyrique est total, et fait peu de cas des privations de liberté qui ont émaillé cette crise depuis ses débuts.

On peut légitimement s’émouvoir de cette manière de transformer un réel tragique. On peut s’inquiéter du pouvoir sans cesse grandissant de la fiction sur les imaginaires, que ce soit dans l’anticipation, l’analyse ou la réécriture des crises. On peut s’étonner, enfin, que ni Cordon ni Sløborn ne soient disponibles en France, au moment même où il n’a jamais été aussi essentiel de favoriser la circulation intra-européenne des séries et de les exporter plus largement.

Le COVID-19 n’est pas encore vaincu que la bataille des récits, elle, a déjà commencé.

Le COVID-19 n’est pas encore vaincu que la bataille des récits, elle, a déjà commencé. Le Ministère de la Défense français ne s’y est pas trompé : pour l’aider à anticiper les futures menaces, il s’est tourné vers une des rares catégories d’experts qui ne court pas les plateaux TV – les scénaristes.