Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
Votre monde s’est écroulé depuis que Friends a disparu de Netflix ? Bienvenue dans la dure réalité du licensing.
Friends a officiellement quitté le catalogue Netflix le 1er juillet dernier. Ce départ a lieu après neuf ans passés sur la plateforme inaugurée chez nous en septembre 2014. Autant dire que, pour les abonnés français, Friends est aussi indissociable de Netflix que Ross de Rachel.
Or la série appartient au studio Warner Bros., qui l’a produite, et non à Netflix, le diffuseur qui la « louait ». C’est le principe du licensing. Après une négociation serrée, qui aboutit à 100 millions de dollars pour une dernière année, Warner Bros. reprend ses droits. Friends est désormais disponible dans leur offre de SVOD, Max (anciennement HBO Max). Pour Friends et d’autres propriétés intellectuelles ultra-cotées à Hollywood, les enchères ne font que monter. HBO Max a battu Netflix en 2019 pour faire entrer South Park dans son catalogue pour la modique somme de 500 millions de dollars. Deux ans plus tard, ViacomCBS débourse 900 millions de dollars pour reprendre les rênes de la franchise. Friends s’est terminée en 2004 et South Park a débuté en 1997. Pourquoi à l’heure de la course aux contenus originaux, les droits de diffusion de « vieilles » séries se retrouvent au cœur la bataille entre plateformes de streaming ?
À L’origine
On a tendance à l’oublier, mais c’est bien sur la location que Netflix a construit son identité. D’abord loueur de DVD par la poste, l’entreprise démarre, puis étoffe son offre en ligne grâce à de multiples contrats avec des studios et chaînes TV. The Office débarque sur le catalogue U.S. en 2013, Gilmore Girls en 2014, Friends en 2015 et Parks and Recs en 2016. Nous sommes loin du domaine de l’exclusivité, ni même de la second window (première rediffusion), et c’est justement pour cette raison que la stratégie est maline. D’abord, ces maxi-séries issues de l’âge d’or des networks sont relativement bon marché à l’époque, et leurs propriétaires ravis d’en tirer un profit supplémentaire. De plus, elles se prêtent au confortable modèle de binge watching instauré par Netflix, qui décuple le sentiment de nostalgie. Au début des années 2010, on peut même attribuer à la plateforme un nouveau pic de popularité pour des séries en cours de diffusion, comme Breaking Bad et Mad Men (AMC), dont ils récupèrent les saisons révolues. L’effet Netflix est indéniable.
PREMIÈRE OFFENSIVE : LE FRONT S’ÉLARGIT
Pendant ce temps-là, les partenaires de la plateforme se préparent à rejoindre le camp adverse. Ayant observé le succès enviable du leader indétrôné, plusieurs détenteurs de droits historiques décident de s’approprier leur part du marché du streaming. Le groupe Disney (qui possède la franchise Marvel) annonce le lancement de Disney+ en avril 2019, et le groupe Warner Bros. celui de HBO Max un an plus tard. Netflix ayant vu le vent tourner, la création de séries estampillées du label original est mise en œuvre dès 2014 (House of Cards, Orange Is the New Black, The Crown, Stranger Things). Les coûts et risques sont plus élevés, mais en théorie ces produits ne quitteront jamais le catalogue. Ils ont aussi l’avantage de sortir instantanément dans le monde entier, à la différence du licensing qui fonctionne par région (d’où les disparités dans l’offre locale).
En 2018, le budget consacré aux nouveaux contenus s’élève à 12 milliards de dollars. Il inclut un contrat d’exclusivité avec Ryan Murphy, dans la foulée du deal déjà signé avec Shonda Rhimes. Bridgerton peut d’ailleurs être considérée comme la première franchise made in Netflix. L’année suivante, la plateforme annule ses séries Marvel (Daredevil, Jessica Jones…) qui n’étaient pas de vrais originals, mais des coproductions sous licence. Les garder reviendrait à faire la promotion de la plateforme Disney+, chez qui elles finissent par trouver leur place logique. Avec le lancement aux U.S. de Peacock (qui reprend The Office et Parks and Recs) et de Paramount+ (qui reprend Charmed et The Good Wife), pour la première fois en dix ans le nombre d’abonnés Netflix décline en 2022.
SECONDE BATAILLE : LES PURGES et EXODES
Du côté de la concurrence, si de nombreuses séries d’archives sont revenues à la maison-mère, cela ne leur épargne pas de nombreux frais de licensing en intérieur (qui inclut les droits d’auteur, les achats entre société mère et filiales, et les taxes). Du côté du public, est-ce que cela veut dire qu’il suffit d’avoir tous les abonnements pour tout voir ? Même pas ! Car pour financer à la fois les frais de location et les frais de création originales, les services de streaming vont jusqu’à supprimer de leur catalogue leurs contenus exclusifs afin de faire des économies. Les séries HBO Vinyl, The Nevers et Mrs. Fletcher sont retirées de Max tandis que Willow, Y: The Last Man et Pistol quittent Disney+. Même la prestigieuse et endurante Westworld, avec quatre saisons, a été déchue : elle a rejoint un service de VOD financé par la pub. Ces purges provoquent une onde de choc dans le milieu de l’entertainment car il ne s’agit pas de licences expirées, mais bien d’économies sur le dos de propriétés dont le bénéfice net est trop faible.
Et Netflix dans tout ça ? À première vue, eux aussi ont effectué des purges. Le site What’s on Netflix liste plus d’une centaine de titres Netflix originals retirés, tels que The Fall, The Killing ou Chewing Gum. Or, l’étiquette est trompeuse : la plupart de ces œuvres ne sont pas des créations originales, mais des exclusivités qui n’avaient jamais été diffusées auparavant sur le territoire américain. Voilà comment la française Dix pour cent est devenue un Netflix original outre-Atlantique. Le licensing étant par définition temporaire, ces retraits reflètent simplement le cycle naturel du catalogue de la plateforme.
RETOURNEMENT FINAL ET VICTOIRE ?
Si les produits maison continuent de sortir de l’usine Netflix au rythme le plus soutenu du marché, ils sont soumis à un fort risque d’annulation et ne permettent pas de conserver autant d’abonnés que les maxi-séries en location. Selon les calculs de Parrot Analytics, parmi le top 25 des séries les plus populaires du service, on compte seulement 7 Netflix originals début 2023 (comparé à 23/25 chez Max). Cette dépendance toujours très forte vis-à-vis du licensing semble être le talon d’Achille de Netflix. Or c’est l’inverse.
Dans un retournement de situation spectaculaire, les plateformes en difficulté sont revenues frapper à la porte de leur adversaire avec des offres de rediffusion. Comme l’a prouvé le succès inattendu de Suits en 2023 (avec un reboot annoncé par NBC), l’effet Netflix reste l’arme la plus puissante pour donner une seconde vie à une œuvre en hibernation. Même Max a cédé. À la surprise générale (voir les titres de la presse U.S.), des séries précédées de l’ouverture sonore signature de HBO vont rejoindre le catalogue du paradis du licensing : Insecure, Band of Brothers, Six Feet Under (aux U.S.). Chez Disney aussi, on aime partager pour renflouer les caisses : Lost, Grey’s Anatomyainsi que This Is Us et How I Met Your Mother sont désormais disponibles à la fois sur Hulu (groupe Disney) et sur Netflix. Comme le note avec humour The Hollywood Reporter, on se croirait revenu en 2013, à l’époque où certaines de ces séries étaient déjà disponibles sur Netflix.
Or, il y a quand même une leçon fondamentale apprise depuis : la fragilité de notre patrimoine sériel à l’heure du mercato du streaming. Alors même que les plateformes se refilent des séries de seconde main pour des sommes mirobolantes, certaines d’entre elles ne seront jamais éditées en copies physiques. Les génération précédentes pouvaient se constituer une librairie personnelle et éternelle en VHS, DVD ou Blu-ray, mais aujourd’hui nous n’avons pas cette sécurité. Heureusement, des initiatives telles que les archives du Paley Center for Media à New York et l’INA en France visent à sauvegarder notre histoire télévisée, indépendamment des succès d’audience. Cela dit, si vous voulez profiter de vos séries cultes pour toujours, il serait peut-être temps d’organiser une autre grève à Hollywood.