Par Margaux Baralon | @MargauxBaralon
De Chuck Bass, le mauvais garçon de Gossip Girl, à Walter White, l’anti-héros de Breaking Bad, le petit écran (comme le grand) a longtemps glorifié des hommes au comportement pourtant toxique. Ces représentations, qui n’ont pas été sans conséquences, sont analysées par Chloé Thibaud dans un essai, Désirer la violence, paru cette année. La journaliste y montre pourquoi répéter des schémas stéréotypés sexistes peut se révéler dangereux, a fortiori dans un medium aussi efficace et puissant que la série.
Septembre 2008. Un an après les Américains, le public français découvre sur TF1 la nouvelle série à la mode. Gossip Girl plonge dans le quotidien de la bourgeoisie new-yorkaise, ses coups bas, ses écoles privées et ses comptes en banque dont l’épaisseur n’a d’égal que celle des traumatismes d’enfance de leurs propriétaires. Le pilote, tout en humiliations classistes, serre-têtes et ragots, introduit notamment Chuck Bass, l’un des gosses de riche que l’on suivra six saisons.
Il apparaît pour la première fois au bout de trois minutes, avachi dans un canapé. À la dixième minute, il estime que la perfection de Serena est un « appel à la violenter ». À la vingt-quatrième, il tente effectivement de violer la jeune femme après lui avoir préparé un sandwich. Et à la trente-sixième, il sert du champagne à la naïve Jenny avant d’essayer de la forcer à avoir un rapport sexuel.
Pourtant, Chuck devient rapidement l’un des personnages les plus populaires de Gossip Girl.
Pourtant, Chuck devient rapidement l’un des personnages les plus populaires de Gossip Girl. Et il n’est pas le seul bad boy de série à avoir été érigé au rang de héros désirable. Spike, le grand méchant de la saison 2 de Buffy contre les vampires, est si adulé à l’époque que le créateur, Joss Whedon, décide de ne pas le faire disparaître trop rapidement. Résultat : il passe une bonne partie de son temps à l’écran à harceler la tueuse, et tente même de la violer. On pourrait également citer Walter White, le narcotrafiquant qui malmène perpétuellement son épouse dans Breaking Bad, ou encore Barney, le serial tombeur de How I met your mother. Tous ont un point commun : en dépit de comportements toxiques, ils sont présentés comme des personnages cools, aimables, ou capables de rédemption par la seule force de l’amour, sentiment souvent utilisé comme prétexte pour maltraiter des personnages féminins.
Des comportements minimisés, drôles, voire sexy
Dans son essai Désirer la violence (éd. Les Insolentes, 2024), la journaliste Chloé Thibaud décortique le processus qui consiste à ériger cette masculinité toxique en modèle. Au fil des épisodes de Gossip Girl, « on voit comment le comportement de Chuck Bass envers sa petite amie, Blair, correspond au cycle des violences conjugales », analyse-t-elle. « Il y a des périodes de lune de miel, d’autres de manipulation et d’inversion de la culpabilité, avant de se faire pardonner avec des cadeaux luxueux et de recommencer. » Le problème n’est pas de dépeindre un tel caractère mais de le faire sans recul. Chuck, montré comme un homme traumatisé par la mort de sa mère et l’indifférence de son père, est excusé en permanence. Et surtout, ses mauvais comportements ne l’empêchent pas, malgré tout ce qu’il a fait subir à Blair (même la « vendre » à son propre oncle pour récupérer un hôtel… les scénaristes ne reculaient devant rien dans les années 2000), de finir par l’épouser.
Autre procédé pour glamouriser la violence : rendre le personnage comique. C’est le cas de Barney Stinson, séducteur invétéré de How I met your mother, toujours en train de raconter ses exploits. « Cela reste une série légère mais si on prête attention aux dialogues, on imagine que certaines conquêtes de Barney ont été des victimes », souligne Chloé Thibaud. « Il joue largement sur le fait d’alcooliser les femmes pour arriver à ses fins. » Ou explique que la seule bonne raison d’attendre un mois avant de coucher avec une fille, c’est si cette dernière n’a que 17 ans et 11 mois. Toutes ses techniques de drague, qui reposent globalement sur la manipulation et le mensonge, sont d’ailleurs regroupées dans un livre, le Playbook.
Des femmes infirmières… ou très casse-pieds
Ces tropes masculins (le terme désigne des schémas récurrents dans la fiction) renvoient en miroir à d’autres clichés féminins. À commencer par celui de « la sauveuse », la femme qui va sortir l’homme de ses tourments ou sa violence. C’est Blair qui, dans Gossip Girl, accepte n’importe quoi de Chuck précisément parce qu’elle espère qu’il va changer pour elle. Ou Robin, l’un des deux grands personnages féminins de How I met your mother, qui se met en couple dans la saison 8 avec un Barney transformé, doux comme un agneau. « On a enfin énormément de personnages d’infirmières dans Charmed, avec par exemple Phoebe qui tombe amoureuse de Cole, un démon ultime », rappelle Chloé Thibaud.
Les personnages féminins qui n’ont pas le syndrome de l’infirmière deviennent, elles, des antagonistes.
Celles qui n’ont pas le syndrome de l’infirmière deviennent, elles, des antagonistes. Le cas de Skyler White, la femme de Walter dans Breaking Bad, est édifiant. Alors que son mari, professeur de chimie, se transforme en dangereux dealer de méthamphétamine et devient de plus en plus maltraitant avec elle, toute protestation de sa part est montrée comme une surréaction à la limite de l’hystérie. Résultat : pour les fans qui investissent les forums de discussion autour de la série pendant sa diffusion, entre 2008 et 2013, Skyler White est une femme insupportable. L’actrice qui joue le personnage, Anna Gunn, a même fait l’objet de menaces et de harcèlement. En 2013, elle avait dénoncé cette violence dans une tribune au New-York Times. Et s’interrogeait alors : « En tant qu’être humain, je m’inquiète de voir tant de gens déverser leur venin sur Skyler. Serait-ce qu’ils ne supportent pas qu’une femme refuse de souffrir silencieusement ou de soutenir son mari quoi qu’il advienne ? »
Ces représentations ont des conséquences bien réelles
On touche là au véritable problème de ces représentations toxiques sur nos petits écrans : elles ne s’y cantonnent pas et ont un impact réel. Au-delà du harcèlement d’Anna Gunn, les forums de discussions sur Breaking Bad témoignaient d’une vision rétrograde des femmes. Sur les réseaux sociaux, le couple formé par Chuck et Blair a été érigé en modèle par de jeunes spectateurs avides de connaître un amour aussi fusionnel. Plus récemment, l’exemple d’Euphoria est édifiant. Quand bien même la série de Sam Levinson présente Nate, le beau gosse de l’histoire, comme un personnage malsain, c’est son couple chaotique avec Maddy, la bimbo du lycée, qui est souvent pris pour modèle sur TikTok, avec d’innombrables vidéos de leurs interactions sous lesquels on mélange joyeusement les hashtags #sexy et #toxic, et des jeunes gens qui expriment leur espoir de vivre un jour la même chose que les personnages.
Une étude du département de psychologie de l’université d’Aberdeen, en Écosse, a montré que les représentations stéréotypées naissent de la répétition d’une information. C’est ce qui fait du format sériel un vecteur aussi puissant. « La série propose un discours culturel et social qui est non seulement diffusé directement auprès d’un large nombre de spectateurs, mais répété à chaque épisode au travers des personnages », analyse, en réaction à cette étude, la doctorante Sophie Raynaud dans un article sur The Conversation. « Ces personnages auxquels on s’attache vont pouvoir consolider ou transformer les représentations des spectateurs. » Les créateurs de séries le savent et en jouent. Faut-il rappeler que le fameux Playbook de Barney Stinson a bel et bien été publié dans le monde réel ?
Les représentations stéréotypées naissent de la répétition d’une information. C’est ce qui fait du format sériel un vecteur aussi puissant.
« C’est le même principe que la publicité, on ne peut pas dire que cela ne nous influence pas », martèle Chloé Thibaud. « Nous sommes plusieurs générations à nous être construites avec ces références. » Celle, par exemple, de Cole, le démon de Charmed, que Phoebe excuse en disant que c’est justement sa partie démoniaque qui prend le dessus pendant des crises. « Ce qui est raconté, c’est que ce n’est pas vraiment lui, et qu’elle connaît son vrai visage. Cette rhétorique est exactement la même que celle utilisée dans le contexte de violences conjugales dans la vraie vie, et ce n’est pas un hasard », pointe l’autrice.
Mettre en scène une culture du consentement
Dans son essai, Chloé Thibaud interroge la linguiste spécialisée en sexologie Aurore Vincenti. Qui estime que « la fiction, au sens large, a une grande part de responsabilité dans la perpétuation de ces comportements érigés en idéaux. Entretenir des imaginaires, réécrire les mêmes histoires constamment, notamment de violence, de viol, d’impuissance féminine, contribue à valoriser et donc cultiver ses comportements-là ».
Et s’il était donc temps de cesser de bégayer ? Depuis quelques années, d’autres narratifs s’invitent heureusement dans les séries. C’est le cas par exemple de Heartstopper, une histoire d’amour gay entre deux adolescents « qui a le mérite de reposer les bases de ce qu’est une relation amoureuse à un jeune âge », selon Chloé Thibaud. Exit le modèle des couples qui se disputent en permanence, des jaloux maladifs et des relations asymétriques. Dans Heartstopper, le simple fait de se prendre la main provoque des émotions sensationnelles. Sur le forum Reddit, des internautes, notamment des hommes, s’en emparent et louent l’effet de la série sur leur quotidien : « Elle m’a aidé à désirer une relation saine », témoigne l’un d’entre eux.
Les scènes de sexe de la série Normal People, adaptée du roman du même nom de Sally Rooney et sortie en 2021, ont aussi été très remarquées. D’abord parce qu’elles sont très nombreuses, ensuite parce qu’elles sont particulièrement excitantes mais surtout parce qu’elles le sont tout en figurant explicitement le consentement, avec un personnage masculin qui demande régulièrement à sa partenaire s’il peut aller plus loin. Récemment diffusée sur Netflix, Nobody wants this raconte la relation improbable d’une podcasteuse et d’un rabbin. Et si rien n’est franchement simple entre ces deux-là, les personnages se comportent en adultes matures et le protagoniste masculin, fondamentalement gentil, plaît beaucoup aux spectateur·ices. « Les gens ont l’impression que si on enlève les violences, on va s’ennuyer », regrette Chloé Thibaud. « Alors que pas du tout, et qu’il faut justement s’interroger sur la mise en scène d’une culture du consentement. »