Par Marion Miclet | @Marion_en_VO
[Attention cet article contient quelques spoilers, ne cliquez pas sur les extraits si vous souhaitez les éviter !]
Interruption brutale du récit à un moment clé, le cliffhanger nous laisse sur notre faim. Mais la consommation des séries se faisant aujourd’hui majoritairement en mode binge watching, il a fallu revoir la recette.
Point d’exclamation suivi de points de suspension, le cliffhanger est un procédé scénaristique qui ne cesse de nous titiller. L’expression provient du roman feuilletonnant A Pair of Blue Eyes de Thomas Hardy, publié dans les années 1870, où le personnage principal se retrouve suspendu à une falaise. Depuis ses origines littéraires jusqu’à la mort de Jon Snow dans Game of Thrones, l’objectif est le même : suspendre le récit à un moment crucial de l’intrigue pour nous donner envie de revenir voir la suite.
Pour cela, plusieurs variations sont possibles. Le cliffhanger peut être un choix cornélien dont la réponse est interrompue par le générique de fin. Une révélation tellement excitante que notre pouls s’affole de joie. Une révélation tellement absurde que notre pouls s’affole de colère. Une scène de mort (in)certaine, dont nous faisons l’autopsie, encore et encore, pour en deviner l’issue. Comme nous le rappelle le REBOOT by Séries Mania consacré au sujet, c’est ainsi que « Qui a tiré sur J.R. ? » dans Dallas (1980) est devenu un moment emblématique de l’histoire des séries.
Ce cliffhanger incarne la force commerciale du procédé. L’attente longue de plusieurs mois n’est pas une souffrance, mais une joie collective qui booste les audiences de la chaîne CBS. Suite à ce succès, le cliffhanger et le principe de gratification différée devient la marque de fabrique de quantité d’autres séries, de Dynasty à Friends, Buffy contre les vampires, Grey’s Anatomy, Sherlock, Breaking Bad, The Walking Dead ou La Casa de papel. Le climax interruptus est certainement l’une des raisons de leur pérennité – pendant et après leur diffusion. On ne se lasse toujours pas de voir Ross prononcer à l’autel « Rachel » (l’ex), au lieu d’« Emily » (la fiancée). En effet, les cliffhangers bien menés sont autant d’amarres émotionnelles pour le public qui s’investit dans le sort des personnages. À tel point que les fanfictions sont devenues une extension naturelle de l’attente, un moyen comme un autre de faire monter le plaisir plutôt que de se ronger les ongles.
Cependant, comme nous l’avions évoqué dans un article sur la disparition des maxi-séries : le paysage audiovisuel actuel, dominé par les plateformes de streaming et le binge watching, n’a plus rien à voir avec la grande époque des networks américains. Par exemple, le « commercial break cliffhanger » (le mini-cliffhanger qui précède une coupure publicitaire, conçu pour encourager les spectateurs à patienter) s’est éteint graduellement. En effet, quand des séries comme Lost ou House étaient diffusées à l’étranger sans publicité, ces césures de l’action immédiatement résolues étaient des plus saugrenues. Si quelques secondes suffisent désormais pour savoir ce qui va se passer dans l’épisode suivant, le vénérable cliffhanger, lui, réussira-t-il à s’adapter ? La suite au prochain paragraphe…
un procédé devenu trop risqué ?
Traditionnellement, les cliffhangers les plus retentissants ont lieu en fin de saison. Malheureusement pour nous, la pause entre deux saisons peut aujourd’hui durer une éternité car le calendrier des sorties Netflix ou Prime Video n’a plus la régularité d’antan. Dans cette temporalité chahutée, l’effet de choc est à double tranchant.
Dans le meilleur des cas, le cliffhanger élève la série au-dessus de la masse indiscernable des contenus, comme ce fut le cas pour Yellowjackets en 2021 et Severance en 2022. Ce thriller atmosphérique rétro créé par Dan Erickson a été salué par la critique. Mais c’est la surprise magistrale clôturant la saison initiale qui propulse la série dans tous les tops 10 de l’année. Seul problème, deux ans plus tard, nous ne savons toujours pas ce qui va arriver à… comment s’appellent-ils déjà ?
Quand trop de temps passe entre le cliffhanger et sa résolution, on en vient parfois à abandonner les personnages à leur sort. Par exemple, les deux années écoulées entre la saison 3 et 4 de Killing Eve ont affecté les chiffres d’audience, sans parler des critiques largement négatives. La grève des scénaristes à Hollywood en 2023 – qui a causé de nombreux retards de production – n’a pas non plus joué en faveur du principe narratif. Ce n’est pas le délai qui suit le cliffhanger saisonnier qui est insupportable (cela explique même leur côté addictif), c’est l’incertitude sur le « quand » de la réponse.
Dans le pire des cas, la série est finalement annulée. Les fans sont alors entièrement privés de closure, c’est-à-dire d’une conclusion satisfaisante, ou du moins maîtrisée par les créateurs. On ne compte plus les œuvres qui disparaissent sur un BANG! qui résonne encore dans le vide : Terra Nova, Glow, The Wilds, OVNI(S))… Dans un contexte d’annulations plus fréquentes que jamais, il est donc crucial de peser le pour et le contre de ce type de cliffhanger. S’il reflète une narration ambitieuse (The Good Place, Game of Thrones, Dark) ou, au contraire, l’espoir de se faire renouveler (Gotham Knights, 3 Body Problem), sa réception ne sera pas la même.
le cliffhanger réinventé
Du soap-opera aux séries de prestige des années 2000, l’histoire des séries nous confirme aussi que les cliffhangers les plus puissants peuvent avoir lieu en cours de saison, comme dans l’épisode 13 de la saison 6 d’Urgences – qui voit Carter et Lucy se faire attaquer par un patient.. Depuis que les plateformes de streaming dominent le marché, ce type de cliffhanger interstitiel a proliféré. En effet, Netflix ayant banalisé le fait de sortir les saisons dans leur intégralité, les abonnés sont encouragés à consommer en mode binge watching. Quoi de mieux qu’un cliffhanger à chaque épisode pour inciter à laisser la lecture automatique suivre son cours ?
Mais, attention ! Non seulement cette multiplication des moments de “stupeur+résolution” dans la foulée met à mal le principe de la gratification différée, mais le burn-out nous guette. Trop de rebondissements, tuent le rebondissement. Heureusement, certaines séries ont réussi à faire de cet artifice narratif un vrai moteur de l’action. Dans des genres différents, The Flight Attendant, Russian Doll ou Dead to Me sont autant d’œuvres qui utilisent avec brio le côté feuilletonnant du cliffhanger pour créer une complicité avec le public. Cette dernière a tenu 3 saisons sur Netflix avec, entre autres, un coup de théâtre qui assume pleinement son côté soap opera-esque : Steve revient-il d’entre les morts ? Non, c’est son frère jumeau ! (tous deux joués par James Marsden). Avec leur humour adulte et méta, ces pépites récentes exagèrent délibérément, non sans dérision, le côté répétitif des sursauts, justement parce qu’ils sont attendus.
Pour renouveler l’intérêt des sériephiles que plus rien ne surprend – ou presque – à force de binge watching, de plus en plus de showrunners font aussi aujourd’hui le choix de construire leurs séries autour d’un cliffhanger… inversé ! Vous aurez ainsi remarqué que quantité de récits s’ouvrent sur le moment choc, puis on rembobine l’action pour nous montrer comment on en est arrivé là (Little Fires Everywhere, The Serpent, Inventing Anna, Ripley, Elite…). C’est désormais dans la résolution du rebondissement que réside le plaisir. Doit-on en conclure que le cliffhanger « à l’ancienne » a disparu ? Peut-être, mais il n’a pas dit son dernier mot. Prenez la série romantique récente One Day : alors même qu’il y a déjà eu le livre et le film, le cliffhanger de l’avant-dernier épisode nous laisse la bouche ouverte et les larmes aux yeux, comme il se doit.
BONUS : Le cliffhanger le plus WTF :
À la fin de la série The Colbys, dérivée de Dynasty, soap américain aux multiples rebondissements sur une famille richissime, les scénaristes, mécontents que la série ait été annulée, partagent leur colère dans un cliffhanger improbable devenu culte !